ACTE II - Scène II
(MARTIAN, FLAVIE, PLAUTINE.)
Plautine
Que venez-vous m'apprendre ?
Martian
Que de votre seul choix l'empire va dépendre,
Madame.
Plautine
Quoi ? Galba voudrait suivre mon choix !
Martian
Non ; mais de son conseil nous ne sommes que trois,
Et si pour votre Othon vous voulez mon suffrage,
Je vous le viens offrir avec un humble hommage.
Plautine
Avec… ?
Martian
Avec des vœux sincères et soumis,
Qui feront encor plus si l'espoir m'est permis.
Plautine
Quels vœux et quel espoir ?
Martian
Cet important service,
Qu'un si profond respect vous offre en sacrifice…
Plautine
Eh bien ! il remplira mes désirs les plus doux ;
Mais pour reconnaissance enfin que voulez-vous ?
Martian
La gloire d'être aimé.
Plautine
De qui ?
Martian
De vous, Madame.
Plautine
De moi-même ?
Martian
De vous : j'ai des yeux, et mon âme…
Plautine
Votre âme, en me faisant cette civilité,
Devrait l'accompagner de plus de vérité :
On n'a pas grande foi pour tant de déférence,
Lorsqu'on voit que la suite a si peu d'apparence.
L'offre sans doute est belle, et bien digne d'un prix,
Mais en le choisissant vous vous êtes mépris :
Si vous me connoissiez, vous feriez mieux paroître…
Martian
Hélas ! mon mal ne vient que de vous trop connoître.
Mais vous-même, après tout, ne vous connaissez pas,
Quand vous croyez si peu l'effet de vos appas.
Si vous daigniez savoir quel est votre mérite,
Vous ne douteriez point de l'amour qu'il excite.
Othon m'en sert de preuve : il n'avait rien aimé,
Depuis que de Poppée il s'étoit vu charmé ;
Bien que d'entre ses bras Néron l'eût enlevée,
L'image dans son cœur s'en étoit conservée ;
La mort même, la mort n'avait pu l'en chasser :
À vous seule étoit dû l'honneur de l'effacer.
Vous seule d'un coup d'œil emportâtes la gloire
D'en faire évanouir la plus douce mémoire,
Et d'avoir su réduire à de nouveaux souhaits
Ce cœur impénétrable aux plus charmants objets ;
Et vous vous étonnez que pour vous je soupire !
Plautine
Je m'étonne bien plus que vous me l'osiez dire ;
Je m'étonne de voir qu'il ne vous souvient plus
Que l'heureux Martian fut l'esclave Icélus,
Qu'il a changé de nom sans changer de visage.
Martian
C'est ce crime du sort qui m'enfle le courage :
Lorsqu'en dépit de lui je suis ce que je suis,
On voit ce que je vaux, voyant ce que je puis.
Un pur hasard sans nous règle notre naissance ;
Mais comme le mérite est en notre puissance,
La honte d'un destin qu'on vit mal assorti
Fait d'autant plus d'honneur quand on en est sorti.
Quelque tache en mon sang que laissent mes ancêtres,
Depuis que nos Romains ont accepté des maîtres,
Ces maîtres ont toujours fait choix de mes pareils
Pour les premiers emplois et les secrets conseils :
Ils ont mis en nos mains la fortune publique ;
Ils ont soumis la terre à notre politique ;
Patrobe, Polyclète, et Narcisse, et Pallas,
Ont déposé des rois et donné des États.
On nous élève au trône au sortir de nos chaînes ;
Sous Claude on vit Félix le mari de trois reines ;
Et quand l'amour en moi vous présente un époux,
Vous me traitez d'esclave, et d'indigne de vous !
Madame, en quelque rang que vous ayez pu naître,
C'est beaucoup que d'avoir l'oreille du grand maître.
Vinius est consul, et Lacus est préfet ;
Je ne suis l'un ni l'autre, et suis plus en effet ;
Et de ces consulats, et de ces préfectures,
Je puis, quand il me plaît, faire des créatures :
Galba m'écoute enfin ; et c'est être aujourd'hui,
Quoique sans ces grands noms, le premier d'après lui.
Plautine
Pardonnez donc, Seigneur, si je me suis méprise :
Mon orgueil dans vos fers n'a rien qui l'autorise.
Je viens de me connoître, et me vois à mon tour
Indigne des honneurs qui suivent votre amour.
Avoir brisé ces fers fait un degré de gloire
Au-dessus des consuls, des préfets du prétoire ;
Et si de cet amour je n'ose être le prix,
Le respect m'en empêche et non plus le mépris.
On m'avoit dit pourtant que souvent la nature
Gardoit en vos pareils sa première teinture,
Que ceux de nos Césars qui les ont écoutés
Ont tous souillé leurs noms par quelques lâchetés,
Et que pour dérober l'empire à cette honte
L'univers a besoin qu'un vrai héros y monte.
C'est ce qui me faisoit y souhaiter Othon ;
Mais à ce que j'apprends ce souhait n'est pas bon.
Laissons-en faire aux dieux, et faites-vous justice ;
D'un cœur vraiment romain dédaignez le caprice.
Cent reines à l'envi vous prendront pour époux :
Félix en eut bien trois, et valoit moins que vous.
Martian
Madame, encore un coup, souffrez que je vous aime.
Songez que dans ma main j'ai le pouvoir suprême,
Qu'entre Othon et Pison mon suffrage incertain,
Suivant qu'il penchera, va faire un souverain.
Je n'ai fait jusqu'ici qu'empêcher l'hyménée
Qui d'Othon avec vous eût joint la destinée :
J'aurais pu hasarder quelque chose de plus ;
Ne m'y contraignez point à force de refus.
Quand vous cédez Othon, me souffrir en sa place,
Peut-être ce sera faire plus d'une grâce ;
Car de vous voir à lui ne l'espérez jamais.