ACTE I - Scène première



(OTHON, ALBIN.)

Albin
Votre amitié, seigneur, me rendra téméraire :
J'en abuse, et je sais que je vais vous déplaire,
Que vous condamnerez ma curiosité ;
Mais je croirois vous faire une infidélité,
Si je vous cachois rien de ce que j'entends dire
De votre amour nouveau sous ce nouvel empire.
On s'étonne de voir qu'un homme tel qu'Othon,
Othon dont les hauts faits soutiennent le grand nom,
Daigne d'un Vinius se réduire à la fille,
S'attache à ce consul, qui ravage, qui pille,
Qui peut tout, je l'avoue, auprès de l'empereur,
Mais dont tout le pouvoir ne sert qu'à faire horreur,
Et détruit, d'autant plus que plus on le voit croître,
Ce que l'on doit d'amour aux vertus de son maître.

Othon
Ceux qu'on voit s'étonner de ce nouvel amour
N'ont jamais bien conçu ce que c'est que la cour.
Un homme tel que moi jamais ne s'en détache ;
Il n'est point de retraite ou d'ombre qui le cache ;
Et si du souverain la faveur n'est pour lui,
Il faut, ou qu'il périsse, ou qu'il prenne un appui.
Quand le monarque agit par sa propre conduite,
Mes pareils sans péril se rangent à sa suite :
Le mérite et le sang nous y font discerner ;
Mais quand le potentat se laisse gouverner,
Et que de son pouvoir les grands dépositaires
N'ont pour raison d'État que leurs propres affaires,
Ces lâches ennemis de tous les gens de cœur
Cherchent à nous pousser avec toute rigueur,
À moins que notre adroite et prompte servitude
Nous dérobe aux fureurs de leur inquiétude.
Sitôt que de Galba le sénat eut fait choix,
Dans mon gouvernement j'en établis les lois,
Et je fus le premier qu'on vit au nouveau prince
Donner toute une armée et toute une province:
Ainsi je me comptois de ses premiers suivants.
Mais déjà Vinius avoit pris les devants ;
Martian l'affranchi, dont tu vois les pillages,
Avoit avec Lacus fermé tous les passages :
On n'approchoit de lui que sous leur bon plaisir.
J'eus donc pour m'y produire un des trois à choisir.
Je les voyois tous trois se hâter sous un maître
Qui, chargé d'un long âge, a peu de temps à l'être,
Et tous trois à l'envi s'empresser ardemment
À qui dévoreroit ce règne d'un moment.
J'eus horreur des appuis qui restoient seuls à prendre,
J'espérai quelque temps de m'en pouvoir défendre ;
Mais quand Nymphidius, dans Rome assassiné,
Fit place au favori qui l'avait condamné,
Que Lacus, par sa mort, fut préfet du prétoire,
Que pour couronnement d'une action si noire
Les mêmes assassins firent encor percer
Varron, Turpilian, Capiton, et Macer,
Je vis qu'il étoit temps de prendre mes mesures,
Qu'on perdoit de Néron toutes les créatures,
Et que demeuré seul de toute cette cour,
À moins d'un protecteur j'aurois bientôt mon tour.
Je choisis Vinius dans cette défiance ;
Pour plus de sûreté j'en cherchai l'alliance.
Les autres n'ont ni sœur ni fille à me donner ;
Et d'eux sans ce grand nœud tout est à soupçonner.

Albin
Vos vœux furent reçus ?

Othon
Oui : déjà l'hyménée
Auroit avec Plautine uni ma destinée,
Si ces rivaux d'état n'en savoient divertir
Un maître qui sans eux n'ose rien consentir.

Albin
Ainsi tout votre amour n'est qu'une politique,
Et le cœur ne sent point ce que la bouche explique ?

Othon
Il ne le sentit pas, Albin, du premier jour ;
Mais cette politique est devenue amour :
Tout m'en plaît, tout m'en charme, et mes premiers scrupules
Près d'un si cher objet passent pour ridicules.
Vinius est consul, Vinius est puissant ;
Il a de la naissance ; et s'il est agissant,
S'il suit des favoris la pente trop commune,
Plautine hait en lui ces soins de sa fortune :
Son cœur est noble et grand.

Albin
Quoi qu'elle ait de vertu,
Vous devriez dans l'âme être un peu combattu.
La nièce de Galba pour dot aura l'empire,
Et vaut bien que pour elle à ce prix on soupire :
Son oncle doit bientôt lui choisir un époux.
Le mérite et le sang font un éclat en vous,
Qui pour y joindre encor celui du diadème…

Othon
Quand mon cœur se pourroit soustraire à ce que j'aime
Et que pour moi Camille auroit tant de bonté
Que je dusse espérer de m'en voir écouté,
Si, comme tu le dis, sa main doit faire un maître,
Aucun de nos tyrans n'est encor las de l'être ;
Et ce seroit tous trois les attirer sur moi,
Qu'aspirer sans leur ordre à recevoir sa foi.
Surtout de Vinius le sensible courage
Feroit tout pour me perdre après un tel outrage,
Et se vengeroit même à la face des dieux,
Si j'avois sur Camille osé tourner les yeux.

Albin
Pensez-y toutefois : ma sœur est auprès d'elle ;
Je puis vous y servir ; l'occasion est belle ;
Tout autre amant que vous s'en laisseroit charmer ;
Et je vous dirois plus, si vous osiez l'aimer.

Othon
Porte à d'autres qu'à moi cette amorce inutile ;
Mon cœur, tout à Plautine, est fermé pour Camille.
La beauté de l'objet, la honte de changer,
Le succès incertain, l'infaillible danger,
Tout fait à tes projets d'invincibles obstacles.

Albin
Seigneur, en moins de rien il se fait des miracles :
À ces deux grands rivaux peut-être il serait doux
D'ôter à Vinius un gendre tel que vous ;
Et si l'un par bonheur à Galba vous propose…
Ce n'est pas qu'après tout j'en sache aucune chose :
Je leur suis trop suspect pour s'en ouvrir à moi ;
Mais si je vous puis dire enfin ce que j'en croi,
Je vous proposerois, si j'étais en leur place.

Othon
Aucun d'eux ne fera ce que tu veux qu'il fasse ;
Et s'ils peuvent jamais trouver quelque douceur
À faire que Galba choisisse un successeur,
Ils voudront par ce choix se mettre en assurance,
Et n'en proposeront que de leur dépendance.
Je sais… Mais Vinius que j'aperçois venir…

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