ACTE III - Scène V


Bérénice
Me cherchez-vous, seigneur, après m'avoir chassée ?

Tite
Vous avez su mieux lire au fond de ma pensée,
Madame; et votre cœur connaît assez le mien
Pour me justifier sans que j'explique rien.

Bérénice
Mais justifiera-t-il le don qu'il vous plaît faire
De ma propre personne au prince votre frère ?
Et n'est-ce point assez de me manquer de foi,
Sans prendre encor le droit de disposer de moi ?
Pouvez-vous jusque-là me bannir de votre âme ?
Le pouvez-vous, seigneur ?

Tite
Le croyez-vous, madame ?

Bérénice
Hélas ! Que j'ai de peur de vous dire que non !
J'ai voulu vous haïr dès que j'ai su ce don:
Mais à de tels courroux l'âme en vain se confie ;
À peine je vous vois que je vous justifie.
Vous me manquez de foi, vous me donnez, chassez.
Que de crimes ! Un mot les a tous effacés.
Faut-il, seigneur, faut-il que je ne vous accuse
Que pour dire aussitôt que c'est moi qui m'abuse,
Que pour me voir forcée à répondre pour vous !
Épargnez cette honte à mon dépit jaloux ;
Sauvez-moi du désordre où ma bonté m'expose,
Et du moins par pitié dites-moi quelque chose ;
Accusez-moi plutôt, seigneur, à votre tour,
Et m'imputez pour crime un trop parfait amour.
Vos chimères d'état, vos indignes scrupules,
Ne pourront-ils jamais passer pour ridicules ?
En souffrez vous encor la tyrannique loi ?
Ont-ils encor sur vous plus de pouvoir que moi ?
Du bonheur de vous voir j'ai l'âme si ravie,
Que pour peu qu'il durât, j'oublierais Domitie.
Pourrez-vous l'épouser dans quatre jours ? Ô cieux !
Dans quatre jours ! Seigneur, y voudrez-vous mes yeux ?
Vous plairez-vous à voir qu'en triomphe menée,
Je serve de victime à ce grand hyménée ;
Que traînée avec pompe aux marches de l'autel,
J'aille de votre main attendre un coup mortel ?
M'y verrez-vous mourir sans verser une larme ?
Vous y préparez-vous sans trouble et sans alarme ?
Et si vous concevez l'excès de ma douleur,
N'en rejaillit-il rien jusque dans votre cœur ?

Tite
Hélas ! Madame, hélas ! Pourquoi vous ai-je vue ?
Et dans quel contre-temps êtes-vous revenue !
Ce qu'on fit d'injustice à de si chers appas
M'avait assez coûté pour ne l'envier pas.
Votre absence et le temps m'avoient fait quelque grâce ;
J'en craignais un peu moins les malheurs où je passe ;
Je souffrais Domitie, et d'assidus efforts
M'avoient, malgré l'amour, fait maître du dehors.
La contrainte semblait tourner en habitude ;
Le joug que je prenais m'en paraissait moins rude;
Et j'allais être heureux, du moins aux yeux de tous,
Autant qu'on le peut être en n'étant point à vous.
J'allais…

Bérénice
N'achevez point, c'est là ce qui me tue.
Et je pourrais souffrir votre hymen à ma vue,
Si vous aviez choisi quelque objet sans éclat,
Qui ne pût être à vous que par raison d'état,
Qui de ses grands aïeux n'eût reçu rien d'aimable,
Qui n'en eût que le nom qui fût considérable.
" il s'est assez puni de son manque de foi,
Me dirais-je, et son cœur n'en est pas moins à moi. "
Mais Domitie est belle, elle a tout l'avantage
Qu'ajoute un vrai mérite à l'éclat du visage ;
Et pour vous épargner les discours superflus,
Elle est digne de vous, si vous ne m'aimez plus.
Elle a toujours charmé le prince votre frère,
Elle a gagné sur vous de ne vous plus déplaire:
L'hymen achèvera de me faire oublier;
Elle aura votre cœur, et l'aura tout entier.
Seigneur, faites-moi grâce:épousez Sulpitie,
Ou Camille, ou Sabine, et non pas Domitie ;
Choisissez-en quelqu'une enfin dont le bonheur
Ne m'ôte que la main, et me laisse le cœur.

Tite
Domitie aisément souffrirait ce partage ;
Ma main satisferait l'orgueil de son courage;
Et pour le cœur, à peine il vous sait en ces lieux,
Qu'il revient tout entier faire hommage à vos yeux.

Bérénice
N'importe:ayez pitié, seigneur, de ma faiblesse.
Vous avez un cœur fait à changer de maîtresse;
Vous ne savez que trop l'art de manquer de foi :
Ne l'exercerez-vous jamais que contre moi ?

Tite
Domitie est le choix de Rome et de mon père :
Ils crurent à propos de l'ôter à mon frère,
De crainte que ce cœur jeune et présomptueux
Ne rendît téméraire un prince impétueux.
Si pour vous obéir je lui suis infidèle,
Rome, qui l'a choisie, y consentira-t-elle ?

Bérénice
Quoi ? Rome ne veut pas quand vous avez voulu ?
Que faites-vous, seigneur, du pouvoir absolu ?
N'êtes-vous dans ce trône, où tant de monde aspire,
Que pour assujettir l'empereur à l'empire ?
Sur ses plus hauts degrés Rome vous fait la loi !
Elle affermit ou rompt le don de votre foi !
Ah ! Si j'en puis juger sur ce qu'on voit paraître,
Vous en êtes l'esclave encor plus que le maître.

Tite
Tel est le triste sort de ce rang souverain,
Qui ne dispense pas d'avoir un cœur romain ;
Ou plutôt des Romains tel est le dur caprice
À suivre obstinément une aveugle injustice,
Qui rejetant d'un roi le nom plus que les lois,
Accepte un empereur plus puissant que cent rois.
C'est ce nom seul qui donne à leurs farouches haines
Cette invincible horreur qui passe jusqu'aux reines,
Jusques à leurs époux ; et vos yeux adorés
Verraient de notre hymen naître cent conjurés.
Encor s'il n'y fallait hasarder que ma vie ;
Si ma perte aussitôt de la vôtre suivie…

Bérénice
Non, seigneur, ce n'est pas aux reines comme moi
À hasarder leurs jours pour signaler leur foi.
La plus illustre ardeur de périr l'un pour l'autre
N'a rien de glorieux pour mon rang et le vôtre :
L'amour de nos pareils la traite de fureur,
Et ces vertus d'amant ne sont pas d'empereur.
Mes secours en Judée achevèrent l'ouvrage
Qu'avait des légions ébauché le suffrage :
Il m'est trop précieux pour le mettre au hasard ;
Et j'y pouvais, seigneur, mériter quelque part,
N'était qu'affermissant votre heureuse fortune,
Je n'ai fait qu'empêcher qu'elle nous fût commune.
Si j'eusse eu moins pour elle ou de zèle ou de foi,
Vous seriez moins puissant, mais vous seriez à moi ;
Vous n'auriez que le nom de général d'armée,
Mais j'aurais pour époux l'amant qui m'a charmée ;
Et je posséderais dans ma cour, en repos,
Au lieu d'un empereur, le plus grand des héros.

Tite
Eh bien ! Madame, il faut renoncer à ce titre,
Qui de toute la terre en vain me fait l'arbitre.
Allons dans vos états m'en donner un plus doux ;
Ma gloire la plus haute est celle d'être à vous.
Allons où je n'aurai que vous pour souveraine,
Où vos bras amoureux seront ma seule chaîne,
Où l'hymen en triomphe à jamais l'étreindra ;
Et soit de Rome esclave et maître qui voudra !

Bérénice
Il n'est plus temps : ce nom, si sujet à l'envie,
Ne se quitte jamais, seigneur, qu'avec la vie ;
Et des nouveaux Césars la tremblante fierté
N'ose faire de grâce à ceux qui l'ont porté :
Qui l'a pris une fois est toujours punissable.
Ce fut par là qu'Othon se traita de coupable,
Par là Vitellius mérita le trépas ;
Et vous n'auriez partout qu'assassins sur vos pas.

Tite
Que faire donc, madame ?

Bérénice
Assurer votre vie ;
Et s'il y faut enfin la main de Domitie…
Mais adieu : sur ce point si vous pouvez douter,
Ce n'est pas moi, seigneur, qu'il en faut consulter.

Tite
Non, madame ; et dût-il m'en coûter trône et vie,
Vous ne me verrez point épouser Domitie.
Ciel, si vous ne voulez qu'elle règne en ces lieux,
Que vous m'êtes cruel de la rendre à mes yeux !

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