ACTE I - Scène I


Domitie
Laisse-moi mon chagrin, tout injuste qu'il est :
Je le chasse, il revient ; je l'étouffe, il renaît ;
Et plus nous approchons de ce grand hyménée,
Plus en dépit de moi je m'en trouve gênée.
Il fait toute ma gloire, il fait tous mes désirs :
Ne devrait-il pas faire aussi tous mes plaisirs ?
Depuis plus de six mois la pompe s'en apprête,
Rome s'en fait d'avance en l'esprit une fête,
Et tandis qu'à l'envi tout l'empire l'attend,
Mon cœur dans tout l'empire est le seul mécontent.

Plautine
Que trouvez-vous, madame, ou d'amer ou de rude
À voir qu'un tel bonheur n'ait plus d'incertitude ?
Et quand dans quatre jours vous devez y monter,
Quel importun chagrin pouvez-vous écouter ?
Si vous n'en êtes pas tout à fait la maîtresse,
Du moins à l'empereur cachez cette tristesse :
Le dangereux soupçon de n'être pas aimé
Peut le rendre à l'objet dont il fut trop charmé.
Avant qu'il vous aimât, il aimait Bérénice ;
Et s'il n'en put alors faire une impératrice,
À présent il est maître, et son père au tombeau
Ne peut plus le forcer d'éteindre un feu si beau.

Domitie
C'est là ce qui me gêne, et l'image importune
Qui trouble les douceurs de toute ma fortune :
J'ambitionne et crains l'hymen d'un empereur
Dont j'ai lieu de douter si j'aurai tout le cœur.
Ce pompeux appareil, où sans cesse il ajoute,
Recule chaque jour un nœud qui le dégoûte.
Il souffre chaque jour que le gouvernement
Vole ce qu'à me plaire il doit d'attachement ;
Et ce qu'il en étale agit d'une manière
Qui ne m'assure point d'une âme toute entière.
Souvent même, au milieu des offres de sa foi,
Il semble tout à coup qu'il n'est pas avec moi,
Qu'il a quelque plus douce ou noble inquiétude.
Son feu de sa raison est l'effet et l'étude ;
Il s'en fait un plaisir bien moins qu'un embarras,
Et s'efforce à m'aimer ; mais il ne m'aime pas.

Plautine
À cet effort pour vous qui pourrait le contraindre ?
Maître de l'univers, a-t-il un maître à craindre ?

Domitie
J'ai quelques droits, Plautine, à l'empire romain,
Que le choix d'un époux peut mettre en bonne main :
Mon père, avant le sien élu pour cet empire,
Préféra… Tu le sais, et c'est assez t'en dire.
C'est par cet intérêt qu'il m'apporte sa foi ;
Mais pour le cœur, te dis-je, il n'est pas tout à moi.

Plautine
La chose est bien égale, il n'a pas tout le vôtre :
S'il aime un autre objet, vous en aimez un autre ;
Et comme sa raison vous donne tous ses vœux,
Votre ardeur pour son rang fait pour lui tous vos feux.

Domitie
Ne dis point qu'entre nous la chose soit égale.
Un divorce avec moi n'a rien qui le ravale :
Sans avilir son sort, il me renvoie au mien ;
Et du rang qui lui reste, il ne me reste rien.

Plautine
Que ce que vous avez d'ambitieux caprice,
Pardonnez-moi ce mot, vous fait un dur supplice !
Le cœur rempli d'amour, vous prenez un époux,
Sans en avoir pour lui, sans qu'il en ait pour vous.
Aimez pour être aimée, et montrez-lui vous-même,
En l'aimant comme il faut, comme il faut qu'il vous aime ;
Et si vous vous aimez, gagnez sur vous ce point
De vous donner entière, ou ne vous donnez point.

Domitie
Si l'amour quelquefois souffre qu'on le contraigne,
Il souffre rarement qu'une autre ardeur l'éteigne ;
Et quand l'ambition en met l'empire à bas,
Elle en fait son esclave, et ne l'étouffe pas.
Mais un si fier esclave, ennemi de sa chaîne,
La secoue à toute heure, et la porte avec gêne,
Et maître de nos sens, qu'il appelle au secours,
Il échappe souvent, et murmure toujours.
Veux-tu que je te fasse un aveu tout sincère ?
Je ne puis aimer Tite, ou n'aimer pas son frère ;
Et malgré cet amour, je ne puis m'arrêter
Qu'au degré le plus haut où je puisse monter.
Laisse-moi retracer ma vie en ta mémoire :
Tu me connais assez pour en savoir l'histoire ;
Mais tu n'as pu connaître, à chaque événement,
De mon illustre orgueil quel fut le sentiment.
En naissant, je trouvai l'empire en ma famille.
Néron m'eut pour parente, et Corbulon pour fille ;
Et le bruit qu'en tous lieux fit sa haute valeur,
Autant que ma naissance enfla mon jeune cœur.
De l'éclat des grandeurs par là préoccupée,
Je vis d'un œil jaloux Octavie et Poppée ;
Et Néron, des mortels et l'horreur et l'effroi,
M'eût paru grand héros, s'il m'eût offert sa foi.
Après tant de forfaits et de morts entassées,
Les troupes du levant, d'un tel monstre lassées,
Pour César en sa place élurent Corbulon.
Son austère vertu rejeta ce grand nom :
Un lâche assassinat en fut le prompt salaire.
Mais mon orgueil, sensible à ces honneurs d'un père,
Prit de tout autre rang une assez forte horreur
Pour me traiter dans l'âme en fille d'empereur.
Néron périt enfin. Trois empereurs de suite
Virent de leur fortune une assez prompte fuite.
L'orient de leurs noms fut à peine averti,
Qu'il fit Vespasian chef d'un plus fort parti.
Le ciel l'en avoua : ce guerrier magnanime
Par Tite, son aîné, fit assiéger Solyme ;
Et tandis qu'en Égypte il prit d'autres emplois,
Domitian ici vint dispenser ses lois.
Je le vis et l'aimai. Ne blâme point ma flamme :
Rien de plus grand que lui n'éblouissait mon âme ;
Je ne voyais point Tite, un hymen me l'ôtait ;
Mille soupirs aidaient au rang qui me flattait.
Pour remplir tous nos vœux nous n'attendions qu'un père :
Il vint, mais d'un esprit à nos vœux si contraire,
Que quoi qu'on lui pût dire, on n'en put arracher
Ce qu'attendait un feu qui nous était si cher.
On n'en sut point la cause ; et divers bruits coururent,
Qui tous à notre amour également déplurent.
J'en eus un long chagrin. Tite fit tôt après
De Bérénice à Rome admirer les attraits.
Pour elle avec Martie il avait fait divorce ;
Et cette belle reine eut sur lui tant de force,
Que pour montrer à tous sa flamme, et hautement,
Il lui fit au palais prendre un appartement.
L'empereur, bien qu'en l'âme il prévît quelle haine
Concevrait tout l'état pour l'époux d'une reine,
Sembla voir cet amour d'un œil indifférent,
Et laisser un cours libre aux flots de ce torrent.
Mais sous les vains dehors de cette complaisance,
On ménagea ce prince avec tant de prudence,
Qu'en dépit de son cœur, que charmaient tant d'appas,
Il l'obligea lui-même à revoir ses états.
À peine je le vis sans maîtresse et sans femme,
Que mon orgueil vers lui tourna toute mon âme ;
Et s'étant emparé des plus doux de mes soins,
Son frère commença de me plaire un peu moins :
Non qu'il ne fût toujours maître de ma tendresse,
Mais je la regardais ainsi qu'une faiblesse,
Comme un honteux effet d'un amour éperdu
Qui me volait un rang que je me croyais dû.
Tite à peine sur moi jetait alors la vue :
Cent fois avec douleur je m'en suis aperçue ;
Mais ce qui consolait ce juste et long ennui,
C'est que Vespasian me regardait pour lui.
Je commençais pourtant à n'en plus rien attendre,
Quand je vis en ses yeux quelque chose de tendre ;
Il me rendit visite, et fit tout ce qu'on fait
Alors qu'on veut aimer, ou qu'on aime en effet.
Je veux bien t'avouer que j'y crus du mystère,
Qu'il ne me disait rien que par l'ordre d'un père ;
Mais qui ne pencherait à s'en désabuser,
Lorsque, ce père mort, il songe à m'épouser ?
Toi qui vois tout mon cœur, juge de son martyre :
L'ambition l'entraîne, et l'amour le déchire.
Quand je crois m'être mise au-dessus de l'amour,
L'amour vers son objet me ramène à son tour :
Je veux régner, et tremble à quitter ce que j'aime,
Et ne me saurais voir d'accord avec moi-même.

Plautine
Ah ! Si Domitian devenait empereur,
Que vous auriez bientôt calmé tout ce grand cœur !
Que bientôt… Mais il vient. Ce grand cœur en soupire !

Domitie
Hélas ! Plus je le vois, moins je sais que lui dire.
Je l'aime, et le dédaigne ; et n'osant m'attendrir,
Je me veux mal des maux que je lui fais souffrir.

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