ACTE IV - Scène I


Bérénice
Avez-vous su, Philon, quel bruit et quel murmure
Fait mon retour à Rome en cette conjoncture ?

Philon
Oui, madame : j'ai vu presque tous vos amis,
Et su d'eux quel espoir vous peut être permis.
Il est peu de Romains qui penchent la balance
Vers l'extrême hauteur ou l'extrême indulgence :
La plupart d'eux embrasse un avis modéré
Par qui votre retour n'est pas déshonoré,
Mais à l'hymen de Tite il vous ferme la porte :
La fière Domitie est partout la plus forte ;
La vertu de son père et son illustre sang
À son ambition assure ce haut rang.
Il est peu sur ce point de voix qui se divisent,
Madame ; et quant à vous, voici ce qu'ils en disent :
" elle a bien servi Rome, il le faut avouer ;
L'empereur et l'empire ont lieu de s'en louer:
On lui doit des honneurs, des titres sans exemples ;
Mais enfin elle est reine, elle abhorre nos temples,
Et sert un dieu jaloux qui ne peut endurer
Qu'aucun autre que lui se fasse révérer;
Elle traite à nos yeux les nôtres de fantômes.
On peut lui prodiguer des villes, des royaumes:
Il est des rois pour elle ; et déjà Polémon
De ce dieu qu'elle adore invoque le seul nom;
Des nôtres pour lui plaire il dédaigne le culte :
Qu'elle règne avec lui sans nous faire d'insulte.
Si ce trône et le sien ne lui suffisent pas,
Rome est prête d'y joindre encor d'autres états,
Et de faire éclater avec magnificence
Un juste et plein effet de sa reconnaissance. "

Bérénice
Qu'elle répande ailleurs ces effets éclatants,
Et ne m'enlève point le seul où je prétends.
Elle n'a point de part en ce que je mérite:
Elle ne me doit rien, je n'ai servi que Tite.
Si j'ai vu sans douleur mon pays désolé,
C'est à Tite, à lui seul, que j'ai tout immolé ;
Sans lui, sans l'espérance à mon amour offerte,
J'aurais servi Solyme, ou péri dans sa perte ;
Et quand Rome s'efforce à m'arracher son cœur,
Elle sert le courroux d'un dieu juste vengeur.
Mais achevez, Philon; ne dit-on autre chose ?

Philon
On parle des périls où votre amour l'expose :
" de cet hymen, dit-on, les nœuds si désirés
Serviront de prétexte à mille conjurés ;
Ils pourront soulever jusqu'à son propre frère.
Il se voulut jadis cantonner contre un père ;
N'eût été Mucian qui le tint dans Lyon,
Il se faisait le chef de la rébellion,
Avouait Civilis, appuyait ses Bataves,
Des Gaulois belliqueux soulevait les plus braves ;
Et les deux bords du Rhin l'auraient pour empereur,
Pour peu qu'eût Céréal écouté sa fureur. "
Il aime Domitie, et règne dans son âme ;
Si Tite ne l'épouse, il en fera sa femme.
Vous savez de tous deux quelle est l'ambition:
Jugez ce qui peut suivre une telle union.

Bérénice
Ne dit-on rien de plus ?

Philon
Ah ! Madame, je tremble
À vous dire encor…

Bérénice
Quoi ?

Philon
Que le sénat s'assemble.

Bérénice
Quelle est l'occasion qui le fait assembler ?

Philon
L'occasion n'a rien qui vous doive troubler ;
Et ce n'est qu'à dessein de pourvoir aux dommages
Que du Vésuve ardent ont causés les ravages;
Mais Domitie aura des amis, des parents,
Qui pourront bien après vous mettre sur les rangs.

Bérénice
Quoi que sur mes destins ils usurpent d'empire,
Je ne vois pas leur maître en état d'y souscrire.
Philon, laissons-les faire : ils n'ont qu'à me bannir
Pour trouver hautement l'art de me retenir.
Contre toutes leurs voix je ne veux qu'un suffrage,
Et l'ardeur de me nuire achèvera l'ouvrage.
Ce n'est pas qu'en effet la gloire où je prétends
N'offre trop de prétexte aux esprits mécontents :
Je ne puis jeter l'œil sur ce que je suis née
Sans voir que de périls suivront cet hyménée.
Mais pour y parvenir s'il faut trop hasarder,
Je veux donner le bien que je n'ose garder ;
Je veux du moins, je veux ôter à ma rivale
Ce miracle vivant, cette âme sans égale :
Qu'en dépit des Romains, leur digne souverain,
S'il prend une moitié, la prenne de ma main ;
Et pour tout dire enfin, je veux que Bérénice
Ait une créature en leur impératrice.
Je vois Domitian. Contre tous leurs arrêts
Il n'est pas malaisé d'unir nos intérêts.

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