ACTE V - Scène V


Tite
Allez dire au sénat, Flavian, qu'il se lève :
Quoi qu'il ait commencé, je défends qu'il achève.
Soit qu'il parle à présent du Vésuve ou de moi,
Qu'il cesse, et que chacun se retire chez soi.
Ainsi le veut la reine ; et comme amant fidèle,
Je veux qu'il obéisse aux lois que je prends d'elle,
Qu'il laisse à notre amour régler notre intérêt.

Domitian
Il n'est plus temps, seigneur ; j'en apporte l'arrêt.

Tite
Qu'ose-t-il m'ordonner ?

Domitian
Seigneur, il vous conjure
De remplir tout l'espoir d'une flamme si pure.
Des services rendus à vous, à tout l'état,
C'est le prix qu'a jugé lui devoir le sénat ;
Et pour ne vous prier que pour une Romaine,
D'une commune voix Rome adopte la reine ;
Et le peuple à grands cris montre sa passion
De voir un plein effet de cette adoption.

Tite
Madame…

Bérénice
Permettez, seigneur, que je prévienne
Ce que peut votre flamme accorder à la mienne.
Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté
N'a plus à redouter aucune indignité.
J'éprouve du sénat l'amour et la justice,
Et n'ai qu'à le vouloir pour être impératrice.
Je n'abuserai point d'un surprenant respect
Qui semble un peu bien prompt pour n'être point suspect :
Souvent on se dédit de tant de complaisance.
Non que vous ne puissiez en fixer l'inconstance :
Si nous avons trop vu ses flux et ses reflux
Pour Galba, pour Othon, et pour Vitellius,
Rome, dont aujourd'hui vous êtes les délices,
N'aura jamais pour vous ces insolents caprices ;
Mais aussi cet amour qu'a pour vous l'univers
Ne vous peut garantir des ennemis couverts.
Un million de bras a beau garder un maître,
Un million de bras ne pare point d'un traître :
Il n'en faut qu'un pour perdre un prince aimé de tous,
Il n'y faut qu'un brutal qui me haïsse en vous ;
Aux zèles indiscrets tout paraît légitime,
Et la fausse vertu se fait honneur du crime.
Rome a sauvé ma gloire en me donnant sa voix ;
Sauvons-lui, vous et moi, la gloire de ses lois ;
Rendons-lui, vous et moi, cette reconnaissance
D'en avoir pour vous plaire affaibli la puissance,
De l'avoir immolée à vos plus doux souhaits.
On nous aime : faisons qu'on nous aime à jamais.
D'autres sur votre exemple épouseraient des reines
Qui n'auraient pas, seigneur, des âmes si romaines,
Et lui feraient peut-être avec trop de raison
Haïr votre mémoire et détester mon nom.
Un refus généreux de tant de déférence
Contre tous ces périls nous met en assurance.

Tite
Le ciel de ces périls saura trop nous garder.

Bérénice
Je les vois de trop près pour vous y hasarder.

Tite
Quand Rome vous appelle à la grandeur suprême…

Bérénice
Jamais un tendre amour n'expose ce qu'il aime.

Tite
Mais, madame, tout cède, et nos vœux exaucés…

Bérénice
Votre cœur est à moi, j'y règne ; c'est assez.

Tite
Malgré les vœux publics refuser d'être heureuse,
C'est plus craindre qu'aimer.

Bérénice
La crainte est amoureuse.
Ne me renvoyez pas, mais laissez-moi partir.
Ma gloire ne peut croître, et peut se démentir.
Elle passe aujourd'hui celle du plus grand homme,
Puisqu'enfin je triomphe et dans Rome et de Rome :
J'y vois à mes genoux le peuple et le sénat ;
Plus j'y craignais de honte, et plus j'y prends d'éclat ;
J'y tremblais sous sa haine, et la laisse impuissante ;
J'y rentrais exilée, et j'en sors triomphante.

Tite
L'amour peut-il se faire une si dure loi ?

Bérénice
La raison me la fait malgré vous, malgré moi.
Si je vous en croyais, si je voulais m'en croire,
Nous pourrions vivre heureux, mais avec moins de gloire.
Épousez Domitie : il ne m'importe plus
Qui vous enrichissiez d'un si noble refus.
C'est à force d'amour que je m'arrache au vôtre ;
Et je serais à vous, si j'aimais comme une autre.
Adieu, seigneur : je pars.

Tite
Ah ! Madame, arrêtez.

Domitian
Est-ce là donc pour moi l'effet de vos bontés,
Madame ? Est-ce le prix de vous avoir servie ?
J'assure votre gloire, et vous m'ôtez la vie.

Tite
Ne vous alarmez point : quoi que la reine ait dit,
Domitie est à vous, si j'ai quelque crédit.
Madame, en ce refus un tel amour éclate,
Que j'aurais pour vous l'âme au dernier point ingrate,
Et mériterais mal ce qu'on a fait pour moi,
Si je portais ailleurs la main que je vous doi.
Tout est à vous : l'amour, l'honneur, Rome l'ordonne.
Un si noble refus n'enrichira personne,
J'en jure par l'espoir qui nous fut le plus doux :
Tout est à vous, madame, et ne sera qu'à vous ;
Et ce que mon amour doit à l'excès du vôtre
Ne deviendra jamais le partage d'une autre.

Bérénice
Le mien vous aurait fait déjà ces beaux serments,
S'il n'eût craint d'inspirer de pareils sentiments :
Vous vous devez des fils, et des Césars à Rome,
Qui fassent à jamais revivre un si grand homme.

Tite
Pour revivre en des fils nous n'en mourons pas moins,
Et vous mettez ma gloire au-dessus de ces soins.
Du levant au couchant, du More jusqu'au Scythe,
Les peuples vanteront et Bérénice et Tite ;
Et l'histoire à l'envi forcera l'avenir
D'en garder à jamais l'illustre souvenir.
Prince, après mon trépas soyez sûr de l'empire ;
Prenez-y part en frère, attendant que j'expire.
Allons voir Domitie, et la fléchir pour vous.
Le premier rang dans Rome est pour elle assez doux ;
Et je vais lui jurer qu'à moins que je périsse,
Elle seule y tiendra celui d'impératrice.
Est-ce là vous l'ôter ?

Domitian
Ah ! C'en est trop, seigneur.

Tite
Daignez contribuer à faire son bonheur,
Madame, et nous aider à mettre de cette âme
Toute l'ambition d'accord avec sa flamme.

Bérénice
Allons, seigneur : ma gloire en croîtra de moitié,
Si je puis remporter chez moi son amitié.

Tite
Ainsi pour mon hymen la fête préparée
Vous rendra cette foi qu'on vous avait jurée,
Prince ; et ce jour, pour vous si noir, si rigoureux,
N'aura d'éclat ici que pour vous rendre heureux.

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