ACTE II - Scène II


Domitian
Puis-je parler, seigneur, et de votre amitié
Espérer une grâce à force de pitié ?
Je me suis jusqu'ici fait trop de violence,
Pour augmenter encor mes maux par mon silence.
Ce que je vais vous dire est digne du trépas ;
Mais aussi j'en mourrai, si je ne le dis pas.
Apprenez donc mon crime, et voyez s'il faut faire
Justice d'un coupable, ou grâce aux vœux d'un frère.
J'ai vu ce que j'aimais choisi pour être à vous,
Et je l'ai vu longtemps sans en être jaloux.
Vous n'aimiez Domitie alors que par contrainte :
Vous vous faisiez effort, j'imitais votre feinte ;
Et comme aux lois d'un père il fallait obéir,
Je feignais d'oublier, vous de ne point haïr.
Le ciel, qui dans vos mains met sa toute-puissance,
Ne met-il point de borne à cette obéissance ?
La faut-il à son ombre, et que ce même effort
Vous déchire encor l'âme et me donne la mort ?

Tite
Souffrez sur cet effort que je vous désabuse.
Il fut grand, et de ceux que tout le cœur refuse :
Pour en sauver le mien, je fis ce que je pus ;
Mais ce qui fut effort à présent ne l'est plus.
Sachez-en la raison. Sous l'empire d'un père
Je murmurai toujours d'un ordre si sévère,
Et cherchai les moyens de tirer en longueur
Cet hymen qui vous gêne et m'arrachait le cœur.
Son trépas a changé toutes choses de face :
J'ai pris ses sentiments lorsque j'ai pris sa place ;
Je m'impose à mon tour les lois qu'il m'imposait,
Et me dis après lui tout ce qu'il me disait.
J'ai des yeux d'empereur, et n'ai plus ceux de Tite ;
Je vois en Domitie un tout autre mérite,
J'écoute la raison, j'en goûte les conseils,
Et j'aime comme il faut qu'aiment tous mes pareils.
Si dans les premiers jours que vous m'avez vu maître
Votre feu mal éteint avait voulu paraître,
J'aurais pu me combattre et me vaincre pour vous ;
Mais si près d'un hymen si souhaité de tous,
Quand Domitie a droit de s'en croire assurée,
Que le jour en est pris, la fête préparée,
Je l'aime, et lui dois trop pour jeter sur son front
L'éternelle rougeur d'un si mortel affront.
Rome entière et ma foi l'appellent à l'empire :
Voyez mieux de quel œil on m'en verrait dédire,
Ce qu'ose se permettre une femme en fureur,
Et combien Rome entière aurait pour moi d'horreur.

Domitian
Elle n'en aurait point de vous voir pour un frère
Faire autant que pour elle il vous a plu de faire.
Seigneur, à vos bontés laissez un libre cours ;
Qui se vainc une fois peut se vaincre toujours :
Ce n'est pas un effort que votre âme redoute.

Tite
Qui se vainc une fois sait bien ce qu'il en coûte :
L'effort est assez grand pour en craindre un second.

Domitian
Ah ! Si votre grande âme à peine s'en répond,
La mienne, qui n'est pas d'une trempe si belle,
Réduite au même effort, seigneur, que fera-t-elle ?

Tite
Ce que je fais, mon frère : aimez ailleurs.

Domitian
Hélas !
Ce qui vous fut aisé, seigneur, ne me l'est pas.
Quand vous avez changé, voyiez vous Bérénice ?
De votre changement son départ fut complice ;
Vous l'aviez éloignée, et j'ai devant les yeux,
Je vois presqu'en vos bras ce que j'aime le mieux.
Jugez de ma douleur par l'excès de la vôtre,
Si vous voyiez la reine entre les bras d'un autre ;
Contre un rival heureux épargneriez-vous rien,
À moins que d'un respect aussi grand que le mien ?

Tite
Vengez-vous, j'y consens ; que rien ne vous retienne.
Je prends votre maîtresse ; allez, prenez la mienne.
Épousez Bérénice, et…

Domitian
Vous n'achevez point,
Seigneur : ne pourriez-vous aimer jusqu'à ce point ?

Tite
Oui, si je ne craignais pour vous l'injuste haine
Que Rome concevrait pour l'époux d'une reine.

Domitian
Dites, dites, seigneur, qu'il est bien malaisé
De céder ce qu'adore un cœur bien embrasé ;
Ne vous contraignez plus, ne gênez plus votre âme,
Satisfaites en maître une si belle flamme ;
Quand vous aurez su dire une fois : "je le veux,"
D'un seul mot prononcé vous ferez quatre heureux.
Bérénice est toujours digne de votre couche,
Et Domitie enfin vous parle par ma bouche ;
Car je ne saurais plus vous le taire ; oui, seigneur,
Vous en voulez la main, et j'en ai tout le cœur :
Elle m'en fit le don dès la première vue,
Et ce don fut l'effet d'une force imprévue,
De cet ordre du ciel qui verse en nos esprits
Les principes secrets de prendre et d'être pris.
Je vous dirais, seigneur, quelle en est la puissance,
Si vous ne le saviez par votre expérience.
Ne rompez pas des nœuds et si forts et si doux :
Rien ne les peut briser que le trépas, ou vous ;
Et c'est un triste honneur pour une si grande âme,
Que d'accabler un frère et contraindre une femme.

Tite
Je ne contrains personne ; et de sa propre voix
Nous allons, vous et moi, savoir quel est son choix.

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