ACTE V - Scène I


Tite
As-tu vu Bérénice ? Aime-t-elle mon frère ?
Et se plaît-elle à voir qu'il tâche de lui plaire ?
Me la demande-t-il de son consentement ?

Flavian
Ne la soupçonnez point d'un si bas sentiment ;
Elle n'en peut souffrir non pas même la feinte.

Tite
As-tu vu dans son cœur encor la même atteinte ?

Flavian
Elle veut vous parler, c'est tout ce que j'en sai.

Tite
Faut-il de son pouvoir faire un nouvel essai ?

Flavian
M'en croirez-vous, seigneur ? Évitez sa présence,
Ou mettez-vous contre elle un peu mieux en défense.
Quel fruit espérez-vous de tout son entretien ?

Tite
L'en aimer davantage, et ne résoudre rien.

Flavian
L'irrésolution doit-elle être éternelle ?
Vous ne me dites plus que Domitie est belle,
Seigneur, vous qui disiez que ses seules beautés
Vous peuvent consoler de ce que vous quittez ;
Qu'elle seule en ses yeux porte de quoi contraindre
Vos feux à s'assoupir, s'ils ne peuvent s'éteindre.

Tite
Je l'ai dit, il est vrai ; mais j'avais d'autres yeux,
Et je ne voyais pas Bérénice en ces lieux.

Flavian
Quand aux feux les plus beaux un monarque défère,
Il s'en fait un plaisir et non pas une affaire,
Et regarde l'amour comme un lâche attentat
Dès qu'il veut prévaloir sur la raison d'état.
Son grand cœur, au-dessus des plus dignes amorces,
À ses devoirs pressants laisse toutes leurs forces ;
Et son plus doux espoir n'ose lui demander
Ce que sa dignité ne lui peut accorder.

Tite
Je sais qu'un empereur doit parler ce langage ;
Et quand il l'a fallu, j'en ai dit davantage ;
Mais de ces duretés que j'étale à regret,
Chaque mot à mon cœur coûte un soupir secret ;
Et quand à la raison j'accorde un tel empire,
Je le dis seulement parce qu'il le faut dire,
Et qu'étant au-dessus de tous les potentats,
Il me serait honteux de ne le dire pas.
De quoi s'enorgueillit un souverain de Rome,
Si par respect pour elle il doit cesser d'être homme,
Éteindre un feu qui plaît, ou ne le ressentir
Que pour s'en faire honte et pour le démentir ?
Cette toute-puissance est bien imaginaire,
Qui s'asservit soi-même à la peur de déplaire,
Qui laisse au goût public régler tous ses projets,
Et prend le plus haut rang pour craindre ses sujets.
Je ne me donne point d'empire sur leurs âmes,
Je laisse en liberté leurs soupirs et leurs flammes ;
Et quand d'un bel objet j'en vois quelqu'un charmé,
J'applaudis au bonheur d'aimer et d'être aimé.
Quand je l'obtiens du ciel, me portent-ils envie ?
Qu'ont d'amer pour eux tous les douceurs de ma vie ?
Et par quel intérêt…

Flavian
Ils perdraient tout en vous.
Vous faites le bonheur et le salut de tous,
Seigneur ; et l'univers, de qui vous êtes l'âme…

Tite
Ne perds plus de raisons à combattre ma flamme :
Les yeux de Bérénice inspirent des avis
Qui persuadent mieux que tout ce que tu dis.

Flavian
Ne vous exposez donc qu'à ceux de Domitie.

Tite
Je n'ai plus, Flavian, que quatre jours de vie :
Pourquoi prends-tu plaisir à les tyranniser ?

Flavian
Mais vous savez qu'il faut la perdre ou l'épouser ?

Tite
En vain donc à ses vœux tout mon amour s'oppose ;
Périr ou faire un crime est pour moi même chose.
Laissons-lui toutefois soulever des mutins ;
Hasardons sur la foi de nos heureux destins :
Ils m'ont promis la reine, et doivent à ses charmes
Tout ce qu'ils ont soumis à l'effort de mes armes ;
Par elle j'ai vaincu, pour elle il faut périr.

Flavian
Seigneur…

Tite
Oui, Flavian, c'est à faire à mourir.
La vie est peu de chose ; et tôt ou tard, qu'importe
Qu'un traître me l'arrache, ou que l'âge l'emporte ?
Nous mourons à toute heure ; et dans le plus doux sort
Chaque instant de la vie est un pas vers la mort.

Flavian
Flattez mieux les désirs de votre ambitieuse,
Et ne la changez pas de fière en furieuse.
Elle vient vous parler.

Tite
Dieux ! Quel comble d'ennuis !

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