ACTE I - Scène III
Albin
Elle se défend bien, seigneur ; et dans la cour…
Domitian
Aucun n'a plus d'esprit, Albin, et moins d'amour.
J'admire, ainsi que toi, dans ce qu'elle m'oppose,
Son adresse à défendre une mauvaise cause ;
Et si pour m'assurer que son cœur n'est qu'à moi,
Tant d'esprit agissait en faveur de sa foi ;
Si sa flamme au secours appliquait cette adresse,
L'empereur convaincu me rendrait ma maîtresse.
Albin
Cependant n'est-ce rien que ce cœur soit à vous ?
Domitian
D'un bonheur si mal sûr je ne suis point jaloux,
Et trouve peu de jour à croire qu'elle m'aime,
Quand elle ne regarde et n'aime que soi-même.
Albin
Seigneur, s'il m'est permis de parler librement,
Dans toute la nature aime-t-on autrement ?
L'amour-propre est la source en nous de tous les autres :
C'en est le sentiment qui forme tous les nôtres ;
Lui seul allume, éteint, ou change nos désirs :
Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs.
Vous-même, qui brûlez d'une ardeur si fidèle,
Aimez-vous Domitie, ou vos plaisirs en elle ?
Et quand vous aspirez à des liens si doux,
Est-ce pour l'amour d'elle, ou pour l'amour de vous ?
De sa possession l'aimable et chère idée
Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée ;
Mais si vous conceviez quelques destins meilleurs,
Vous porteriez bientôt toute cette âme ailleurs.
Sa conquête est pour vous le comble des délices ;
Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices :
C'est par là qu'elle seule a droit de vous charmer ;
Et vous n'aimez que vous, quand vous croyez l'aimer.
Domitian
En l'état où je suis, les maux dont je soupire
M'ôtent la liberté de te rien contredire ;
Cherchons-en le remède, au lieu de raisonner
Sur l'amour où le ciel se plaît à m'obstiner.
N'est-il point de secret, n'est-il point d'artifice ?…
Albin
Oui, seigneur, il en est. Rappelons Bérénice ;
Sous le nom de césar pratiquons son retour,
Qui retarde l'hymen et suspende l'amour.
Domitian
Que je verrais, Albin, ma volage punie,
Si de ces grands apprêts pour la cérémonie,
Que depuis si longtemps on dresse à si grand bruit,
Elle n'avait que l'ombre, et qu'une autre eût le fruit !
Qu'elle serait confuse ! Et que j'aurais de joie !
Mais il faut que le ciel lui-même la renvoie,
Cette belle rivale ; et tout notre discours
Ne la saurait ici rendre dans quatre jours.
Albin
N'importe : en l'attendant préparons sa victoire ;
Dans l'esprit d'un rival ranimons sa mémoire ;
Retraçons à ses yeux l'image du passé,
Et profitons par là du cœur embarrassé.
N'y perdez point de temps : allez, sans plus rien taire,
Tâter jusqu'en ce cœur les tendresses de frère.
Si vous ne l'emportez, il pourra s'ébranler ;
S'il ne rompt cet hymen, il pourra reculer :
Je me trompe, ou son âme y penche d'elle-même.
S'il s'émeut, redoublez ; dites que l'on vous aime ;
Dites qu'un pur respect contraint avec ennui
Une âme toute à vous à se donner à lui.
S'il se trouble, achevez : parlez de Bérénice,
De tant d'amour qu'il traite avec tant d'injustice.
Pour lui donner le temps de venir au secours,
Nous aurons quatre mois au lieu de quatre jours.
Domitian
Mais j'aime Domitie ; et lui parler contre elle,
C'est me mettre au hasard d'irriter l'infidèle.
Ne me condamne point, Albin, à la trahir,
À joindre à ses mépris le droit de me haïr :
En vain je veux contre elle écouter ma colère ;
Toute ingrate qu'elle est, je tremble à lui déplaire.
Albin
Seigneur, quelle mesure avez-vous à garder ?
Quand on voit tout perdu, craint-on de hasarder ?
Et si l'ambition vers un autre l'entraîne,
Que vous peut importer son amour ou sa haine ?
Domitian
Qu'un salutaire avis fait une douce loi
À qui peut avoir l'âme aussi libre que toi !
Mais celle d'un amant n'est pas comme une autre âme :
Il ne voit, il n'entend, il ne croit que sa flamme ;
Du plus puissant remède il se fait un poison,
Et la raison pour lui n'est pas toujours raison.
Albin
Et si je vous disais que déjà Bérénice
Est dans Rome, inconnue, et par mon artifice ?
Qu'elle surprendra Tite, et qu'elle y vient exprès
Pour de ce grand hymen renverser les apprêts ?
Domitian
Albin, serait-il vrai ?
Albin
La nouvelle vous flatte :
Peut-être est-elle fausse ; attendez qu'elle éclate ;
Surtout à l'empereur déguisez-la si bien…
Domitian
Va : je lui parlerai comme n'en sachant rien.