ACTE V - Scène II


Domitie
Je viens savoir de vous, seigneur, ce que je suis.
J'ai votre foi pour gage, et mes aïeux pour marques
Du grand droit de prétendre au plus grand des monarques ;
Mais Bérénice est belle, et des yeux si puissants
Renversent aisément des droits si languissants.
Ce grand jour qui devait unir mon sort au vôtre,
Servira-t-il, seigneur, au triomphe d'une autre ?

Tite
J'ai quatre jours encor pour en délibérer,
Madame ; jusque-là laissez-moi respirer.
C'est peu de quatre jours pour un tel sacrifice ;
Et s'il faut à vos droits immoler Bérénice,
Je ne vous réponds pas que Rome et tous vos droits
Puissent en quatre jours m'en imposer les lois.

Domitie
Il n'en faudrait pas tant, seigneur, pour vous résoudre
À lancer sur ma tête un dernier coup de foudre,
Si vous ne craigniez point qu'il rejaillît sur vous.

Tite
Suspendez quelque temps encor ce grand courroux.
Puis-je étouffer sitôt une si belle flamme ?

Domitie
Quoi ? Vous ne pouvez pas ce que peut une femme ?
Que vous me rendez mal ce que vous me devez !
J'ai brisé de beaux fers, seigneur, vous le savez ;
Et mon âme, sensible à l'amour comme une autre,
En étouffe un peut-être aussi fort que le vôtre.

Tite
Peut-être auriez-vous peine à le bien étouffer,
Si votre ambition n'en savait triompher.
Moi qui n'ai que les dieux au-dessus de ma tête,
Qui ne vois plus de rang digne de ma conquête,
Du trône où je me sieds puis-je aspirer à rien
Qu'à posséder un cœur qui n'aspire qu'au mien ?
C'est là de mes pareils la noble inquiétude :
L'ambition remplie y jette leur étude ;
Et sitôt qu'à prétendre elle n'a plus de jour,
Elle abandonne un cœur tout entier à l'amour.

Domitie
Elle abandonne ainsi le vôtre à cette reine,
Qui cherche une grandeur encor plus souveraine.

Tite
Non, madame : je veux que vous sortiez d'erreur.
Bérénice aime Tite, et non pas l'empereur ;
Elle en veut à mon cœur, et non pas à l'empire.

Domitie
D'autres avoient déjà pris soin de me le dire,
Seigneur ; et votre reine a le goût délicat
De n'en vouloir qu'au cœur, et non pas à l'éclat.
Cet amour épuré que Tite seul lui donne
Renoncerait au rang pour être à la personne !
Mais on a beau, seigneur, raffiner sur ce point,
La personne et le rang ne se séparent point.
Sous les tendres brillants de cette noble amorce
L'ambition cachée attaque, presse, force ;
Par là de ses projets elle vient mieux à bout ;
Elle ne prétend rien, et s'empare de tout.
L'art est grand ; mais enfin je ne sais s'il mérite
La bouche d'une reine et l'oreille de Tite.
Pour moi, j'aime autrement ; et tout me charme en vous ;
Tout m'en est précieux, seigneur, tout m'en est doux ;
Je ne sais point si j'aime ou l'empereur ou Tite,
Si je m'attache au rang ou n'en veux qu'au mérite,
Mais je sais qu'en l'état où je suis aujourd'hui
J'applaudis à mon cœur de n'aspirer qu'à lui.

Tite
Mais me le donnez-vous tout ce cœur qui n'aspire,
En se tournant vers moi, qu'aux honneurs de l'empire ?
Suit-il l'ambition en dépit de l'amour,
Madame ? La suit-il sans espoir de retour ?

Domitie
Si c'est à mon égard ce qui vous inquiète,
Le cœur se rend bientôt quand l'âme est satisfaite :
Nous le défendons mal de qui remplit nos vœux.
Un moment dans le trône éteint tous autres feux ;
Et donner tout ce cœur, souvent ce n'est que faire
D'un trésor invisible un don imaginaire.
À l'amour vraiment noble il suffit du dehors ;
Il veut bien du dedans ignorer les ressorts :
Il n'a d'yeux que pour voir ce qui s'offre à la vue,
Tout le reste est pour eux une terre inconnue ;
Et sans importuner le cœur d'un souverain,
Il a tout ce qu'il veut quand il en a la main.
Ne m'ôtez pas la vôtre, et disposez du reste.
Le cœur a quelque chose en soi de tout céleste ;
Il n'appartient qu'aux dieux ; et comme c'est leur choix,
Je ne veux point, seigneur, attenter sur leurs droits.

Tite
Et moi, qui suis des dieux la plus visible image,
Je veux ce cœur comme eux, et j'en veux tout l'hommage.
Mais vous n'en avez plus, madame, à me donner ;
Vous ne voulez ma main que pour vous couronner.
D'autres pourront un jour vous rendre ce service.
Cependant, pour régler le sort de Bérénice,
Vous pouvez faire agir vos amis au sénat ;
Ils peuvent m'y nommer lâche, parjure, ingrat :
J'attendrai son arrêt, et le suivrai peut-être.

Domitie
Suivez-le, mais tremblez s'il flatte trop son maître.
Ce grand corps tous les ans change d'âme et de cœurs ;
C'est le même sénat, et d'autres sénateurs.
S'il alla pour Néron jusqu'à l'idolâtrie,
Il le traita depuis de traître à sa patrie,
Et réduisit ce prince indigne de son rang
À la nécessité de se percer le flanc.
Vous êtes son amour, craignez d'être sa haine
Après l'indignité d'épouser une reine.
Vous avez quatre jours pour en délibérer.
J'attends le coup fatal, que je ne puis parer.
Adieu. Si vous l'osez, contentez votre envie ;
Mais en m'ôtant l'honneur n'épargnez pas ma vie.

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