ACTE III - SCÈNE VI – Syphax, Sophonisbe, Lépide, Herminie, gardes
SYPHAX
Madame, à cet excès de générosité,
Je n'ai presque plus d'yeux pour ma captivité ;
Et malgré de mon sort la disgrâce éclatante,
Je suis encore heureux quand je vous vois constante.
Un rival triomphant veut place en votre cœur,
Et vous osez pour moi dédaigner ce vainqueur !
Vous préférez mes fers à toute sa victoire,
Et savez hautement soutenir votre gloire !
Je ne vous dirai point aussi que vos conseils
M'ont fait choir de ce rang si cher à nos pareils,
Ni que pour les Romains votre haine implacable
A rendu ma déroute à jamais déplorable :
Puisqu'en vain Massinisse attaque votre foi,
Je règne dans votre âme, et c'est assez pour moi.
SOPHONISBE
Qui vous dit qu'à ses yeux vous y régniez encore ?
Que pour vous je dédaigne un vainqueur qui m'adore ?
Et quelle indigne loi m'y pourroit obliger,
Lorsque vous m'apportez des fers à partager ?
SYPHAX
Ce soin de votre gloire, et de lui satisfaire…
SOPHONISBE
Quand vous l'entendrez bien, vous dira le contraire.
Ma gloire est d'éviter les fers que vous portez,
D'éviter le triomphe où vous vous soumettez :
Ma naissance ne voit que cette honte à craindre.
Enfin détrompez-vous, il siéroit mal de feindre :
Je suis à Massinisse, et le peuple en ces lieux
Vient de voir notre hymen à la face des Dieux ;
Nous sortons de leur temple.
SYPHAX
Ah ! que m'osez-vous dire ?
SOPHONISBE
Que Rome sur mes jours n'aura jamais d'empire.
J'ai su m'en affranchir par une autre union ;
Et vous suivrez sans moi le char de Scipion.
SYPHAX
Le croirai-je, grands Dieux ! et le voudra-t-on croire,
Alors que l'avenir en apprendra l'histoire ?
SOPHONISBE servie avec tant de respect,
Elle que j'adorai dès le premier aspect,
Qui s'est vue à toute heure et partout obéie,
Insulte lâchement à ma gloire trahie,
Met le comble à mes maux par sa déloyauté,
Et d'un crime si noir fait encor vanité !
SOPHONISBE
Le crime n'est pas grand d'avoir l'âme assez haute
Pour conserver un rang que le destin vous ôte :
Ce n'est point un honneur qui rebute en deux jours ;
Et qui règne un moment aime à régner toujours :
Mais si l'essai du trône en fait durer l'envie
Dans l'âme la plus haute à l'égal de la vie,
Un roi né pour la gloire, et digne de son sort,
À la honte des fers sait préférer la mort ;
Et vous m'aviez promis en partant…
SYPHAX
Ah ! Madame,
Qu'une telle promesse étoit douce à votre âme !
Ma mort faisoit dès lors vos plus ardents souhaits.
SOPHONISBE
Non ; mais je vous tiens mieux ce que je vous promets :
Je vis encore en reine, et je mourrai de même.
SYPHAX
Dites que votre foi tient toute au diadème,
Que les plus saintes lois ne peuvent rien sur vous.
SOPHONISBE
Ne m'attachez point tant au destin d'un époux,
Seigneur ; les lois de Rome et celles de Carthage
Vous diront que l'hymen se rompt par l'esclavage,
Que vos chaînes du nôtre ont brisé le lien,
Et qu'étant dans les fers, vous ne m'êtes plus rien.
Ainsi par les lois même en mon pouvoir remise,
Je me donne au monarque à qui je fus promise,
Et m'acquitte envers lui d'une première foi
Qu'il reçut avant vous de mon père et de moi.
Ainsi mon changement n'a point de perfidie :
J'étois et suis encore au roi de Numidie,
Et laisse à votre sort son flux et son reflux,
Pour régner malgré lui quand vous ne régnez plus.
SYPHAX
Ah ! s'il est quelques lois qui souffrent qu'on étale
Cet illustre mépris de la foi conjugale,
Cette hauteur, Madame, a d'étranges effets,
Après m'avoir forcé de refuser la paix.
Me les promettiez-vous, alors qu'à ma défaite
Vous montriez dans Cyrthe une sûre retraite,
Et qu'outre le secours de votre général
Vous me vantiez celui d'Hannon et d'Annibal ?
Pour vous avoir trop crue, hélas ! et trop aimée,
Je me vois sans États, je me vois sans armée ;
Et par l'indignité d'un soudain changement,
La cause de ma chute en fait l'accablement.
SOPHONISBE
Puisque je vous montrois dans Cyrthe une retraite,
Vous deviez vous y rendre après votre défaite :
S'il eût fallu périr sous un fameux débris,
Je l'eusse appris de vous, ou je vous l'eusse appris,
Moi qui, sans m'ébranler du sort de deux batailles,
Venois de m'enfermer exprès dans ces murailles,
Prête à souffrir un siége, et soutenir pour vous
Quoi que du ciel injuste eût osé le courroux.
Pour mettre en sûreté quelques restes de vie,
Vous avez du triomphe accepté l'infamie ;
Et ce peuple déçu qui vous tendoit les mains
N'a revu dans son roi qu'un captif des Romains.
Vos fers, en leur faveur plus forts que leurs cohortes,
Ont abattu les cœurs, ont fait ouvrir les portes,
Et réduit votre femme à la nécessité
De chercher tous moyens d'en fuir l'indignité,
Quand vos sujets ont cru que sans devenir traîtres
Ils pouvoient après vous se livrer à vos maîtres.
Votre exemple est ma loi, vous vivez et je vi ;
Et si vous fussiez mort, je vous aurois suivi.
Mais si je vis encor, ce n'est pas pour vous suivre :
Je vis pour vous punir de trop aimer à vivre ;
Je vis peut-être encor pour quelque autre raison
Qui se justifiera dans une autre saison.
Un Romain nous écoute ; et quoi qu'on veuille en croire,
Quand il en sera temps je mourrai pour ma gloire.
Cependant, bien qu'un autre ait le titre d'époux,
Sauvez-moi des Romains, je suis encore à vous ;
Et je croirai régner malgré votre esclavage,
Si vous pouvez m'ouvrir les chemins de Carthage.
Obtenez de vos dieux ce miracle pour moi,
Et je romps avec lui pour vous rendre ma foi.
Je l'aimai ; mais ce feu, dont je fus la maîtresse,
Ne met point dans mon cœur de honteuse tendresse :
Toute ma passion est pour ma liberté
Et toute mon horreur pour la captivité.
Seigneur, après cela je n'ai rien à vous dire :
Par ce nouvel hymen vous voyez où j'aspire ;
Vous savez les moyens d'en rompre le lien :
Réglez-vous là-dessus, sans vous plaindre de rien.