ACTE II - SCÈNE première – Éryxe, Barcée


ÉRYXE
Quel désordre, Barcée, ou plutôt quel supplice,
M'apprêtoit la victoire à revoir Massinisse !
Et que de mon destin l'obscure trahison
Sur mes souhaits remplis a versé de poison !
SYPHAX est prisonnier ; Cyrthe toute éperdue
À ce triste spectacle aussitôt s'est rendue.
SOPHONISBE, en dépit de toute sa fierté,
Va gémir à son tour dans la captivité :
Le ciel finit la mienne, et je n'ai plus de chaînes
Que celles qu'avec gloire on voit porter aux reines ;
Et lorsqu'aux mêmes fers je crois voir mon vainqueur,
Je doute, en le voyant, si j'ai part en son cœur.
En vain l'impatience à le chercher m'emporte,
En vain de ce palais je cours jusqu'à la porte,
Et m'ose figurer, en cet heureux moment,
Sa flamme impatiente et forte également :
Je l'ai vu, mais surpris, mais troublé de ma vue ;
Il n'étoit point lui-même alors qu'il m'a reçue,
Et ses yeux égarés marquoient un embarras
À faire assez juger qu'il ne me cherchoit pas.
J'ai vanté sa victoire, et je me suis flattée
Jusqu'à m'imaginer que j'étois écoutée ;
Mais quand pour me répondre il s'est fait un effort,
Son compliment au mien n'a point eu de rapport ;
Et j'ai trop vu par là qu'un si profond silence
Attachoit sa pensée ailleurs qu'à ma présence,
Et que l'emportement d'un entretien secret
Sous un front attentif cachoit l'esprit distrait.

BARCÉE
Les soins d'un conquérant vous donnent trop d'alarmes.
C'est peu que devant lui Cyrthe ait mis bas les armes,
Qu'elle se soit rendue, et qu'un commun effroi
L'ait fait à tout son peuple accepter pour son roi ;
Il lui faut s'assurer des places et des portes,
Pour en demeurer maître y poster ses cohortes :
Ce devoir se préfère aux soucis les plus doux ;
Et s'il en étoit quitte, il seroit tout à vous.

ÉRYXE
Il me l'a dit lui-même alors qu'il m'a quittée ;
Mais j'ai trop vu d'ailleurs son âme inquiétée ;
Et de quelque couleur que tu couvres ses soins,
Sa nouvelle conquête en occupe le moins.
SOPHONISBE, en un mot, et captive et pleurante,
L'emporte sur Éryxe et reine et triomphante ;
Et si je m'en rapporte à l'accueil différent,
Sa disgrâce peut plus qu'un sceptre qu'on me rend.
Tu l'as pu remarquer. Du moment qu'il l'a vue,
Ses troubles ont cessé, sa joie est revenue :
Ces charmes à Carthage autrefois adorés
Ont soudain réuni ses regards égarés.
Tu l'as vue étonnée, et tout ensemble altière,
Lui demander l'honneur d'être sa prisonnière,
Le prier fièrement qu'elle pût en ses mains
Éviter le triomphe et les fers des Romains.
Son orgueil, que ses pleurs sembloient vouloir dédire,
Trouvoit l'art en pleurant d'augmenter son empire ;
Et sûre du succès, dont cet art répondoit,
Elle prioit bien moins qu'elle ne commandoit.
Aussi sans balancer il a donné parole
Qu'elle ne seroit point traînée au Capitole,
Qu'il en sauroit trouver un moyen assuré ;
En lui tendant la main, sur l'heure il l'a juré,
Et n'eût pas borné là son ardeur renaissante,
Mais il s'est souvenu qu'enfin j'étois présente ;
Et les ordres qu'aux siens il avoit à donner
Ont servi de prétexte à nous abandonner.
Que dis-je ? pour moi seule affectant cette fuite,
Jusqu'au fond du palais des yeux il l'a conduite ;
Et si tu t'en souviens, j'ai toujours soupconné
Que cet amour jamais ne fut déraciné.
Chez moi, dans Hyarbée, où le mien trop facile
Prêtoit à sa déroute un favorable asile,
Détrôné, vagabond, et sans appui que moi,
Quand j'ai voulu parler contre ce cœur sans foi,
Et qu'à cette infidèle imputant sa misère,
J'ai cru surprendre un mot de haine ou de colère,
Jamais son feu secret n'a manqué de détours
Pour me forcer moi-même à changer de discours ;
Ou si je m'obstinois à le faire répondre,
J'en tirois pour tout fruit de quoi mieux me confondre,
Et je n'en arrachois que de profonds hélas,
Et qu'enfin son amour ne la méritoit pas.
Juge, par ces soupirs que produisoit l'absence,
Ce qu'à leur entrevue a produit la présence.

BARCÉE
Elle a produit sans doute un effet de pitié,
Où se mêle peut-être une ombre d'amitié.
Vous savez qu'un cœur noble et vraiment magnanime,
Quand il bannit l'amour, aime à garder l'estime ;
Et que bien qu'offensé par le choix d'un mari,
Il n'insulte jamais à ce qu'il a chéri.
Mais quand bien vous auriez tout lieu de vous en plaindre,
SOPHONISBE, après tout, n'est point pour vous à craindre :
Eût-elle tout son cœur, elle l'auroit en vain,
Puisqu'elle est hors d'état de recevoir sa main.
Il vous la doit, Madame.

ÉRYXE
Il me la doit, Barcée ;
Mais que sert une main par le devoir forcée ?
Et qu'en auroit le don pour moi de précieux,
S'il faut que son esclave ait son cœur à mes yeux ?
Je sais bien que des rois la fière destinée
Souffre peu que l'amour règle leur hyménée,
Et que leur union souvent, pour leur malheur,
N'est que du sceptre au sceptre, et non du cœur au cœur ;
Mais je suis au-dessus de cette erreur commune :
J'aime en lui sa personne autant que sa fortune ;
Et je n'en exigeai qu'il reprît ses États
Que de peur que mon peuple en fît trop peu de cas.
Des actions des rois ce téméraire arbitre
Dédaigne insolemment ceux qui n'ont que le titre.
Jamais d'un roi sans trône il n'eût souffert la loi,
Et ce mépris peut-être eût passé jusqu'à moi.
Il falloit qu'il lui vît sa couronne à la tête,
Et que ma main devînt sa dernière conquête,
Si nous voulions régner avec l'autorité
Que le juste respect doit à la dignité.
J'aime donc Massinisse, et je prétends qu'il m'aime :
Je l'adore, et je veux qu'il m'adore de même ;
Et pour moi son hymen seroit un long ennui,
S'il n'étoit tout à moi, comme moi toute à lui.
Ne t'étonne donc point de cette jalousie
Dont, à ce froid abord, mon âme s'est saisie ;
Laisse-la-moi souffrir, sans me la reprocher ;
Sers-la, si tu le peux, et m'aide à la cacher.
Pour juste aux yeux de tous qu'en puisse être la cause,
Une femme jalouse à cent mépris s'expose ;
Plus elle fait de bruit, moins on en fait d'état,
Et jamais ses soupçons n'ont qu'un honteux éclat.
Je veux donner aux miens une route diverse,
À ces amants suspects laisser libre commerce,
D'un œil indifférent en regarder le cours,
Fuir toute occasion de troubler leur discours,
Et d'un hymen douteux éviter le supplice,
Tant que je douterai du cœur de Massinisse.
Le voici : nous verrons, par son empressement,
Si je me suis trompée en ce pressentiment.
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