ACTE III - SCÈNE II – Massinisse, Éryxe, Barcée
ÉRYXE
Comme avec vous, Seigneur, je ne sus jamais feindre,
Souffrez pour un moment que j'ose ici m'en plaindre,
Non d'un amour éteint, ni d'un espoir déçu,
L'un fut mal allumé, l'autre fut mal conçu ;
Mais d'avoir cru mon âme et si foible et si basse,
Qu'elle pût m'imputer votre hymen à disgrâce,
Et d'avoir envié cette joie à mes yeux
D'en être les témoins, aussi bien que les Dieux.
Ce plein aveu promis avec tant de franchise
Me préparoit assez à voir tout sans surprise ;
Et sûr que vous étiez de mon consentement,
Vous me deviez ma part en cet heureux moment.
J'aurois un peu plus tôt été désabusée ;
Et près du précipice où j'étois exposée,
Il m'eût été, Seigneur, et m'est encor bien doux
D'avoir pu vous connoître avant que d'être à vous.
Aussi n'attendez point de reproche ou d'injure :
Je ne vous nommerai ni lâche, ni parjure.
Quel outrage m'a fait votre manque de foi,
De me voler un cœur qui n'étoit pas à moi ?
J'en connois le haut prix, j'en vois tout le mérite ;
Mais jamais un tel vol n'aura rien qui m'irrite,
Et vous vivrez sans trouble en vos contentements,
S'ils n'ont à redouter que mes ressentiments.
MASSINISSE
J'avois assez prévu qu'il vous seroit facile
De garder dans ma perte un esprit si tranquille :
Le peu d'ardeur pour moi que vos désirs ont eu
Doit s'accorder sans peine avec cette vertu.
Vous ayez feint d'aimer, et permis l'espérance ;
Mais cet amour traînant n'avoit que l'apparence ;
Et quand par votre hymen vous pouviez m'acquérir,
Vous m'avez renvoyé pour vaincre ou pour périr.
J'ai vaincu par votre ordre, et vois avec surprise
Que je n'en ai pour fruit qu'une froide remise,
Et quelque espoir douteux d'obtenir votre choix
Quand nous serons chez vous l'un et l'autre en vrais rois.
Dites-moi donc, Madame, aimiez-vous ma personne
Ou le pompeux éclat d'une double couronne ?
Et lorsque vous prêtiez des forces à mon bras,
Étoit-ce pour unir nos mains ou nos États ?
Je vous l'ai déjà dit, que toute ma vaillance
Tient d'un si grand secours sa gloire et sa puissance.
Je saurai m'acquitter de ce qui vous est dû,
Et je vous rendrai plus que vous n'avez perdu ;
Mais comme en mon malheur ce favorable office
En vouloit à mon sceptre, et non à Massinisse,
Vous pouvez sans chagrin, dans mes destins meilleurs,
Voir mon sceptre en vos mains, et Massinisse ailleurs.
Prenez ce sceptre aimé pour l'attacher au vôtre ;
Ma main tant refusée est bonne pour une autre ;
Et son ambition a de quoi s'arrêter
En celui de Syphax qu'elle vient d'emporter.
Si vous m'aviez aimé, vous n'auriez pas eu honte
D'en montrer une estime et plus haute et plus prompte,
Ni craint de ravaler l'honneur de votre rang
Pour trop considérer le mérite et le sang.
La naissance suffit quand la personne est chère :
Un prince détrôné garde son caractère ;
Mais à vos yeux charmés par de plus forts appas,
Ce n'est point être roi que de ne régner pas.
Vous en vouliez en moi l'effet comme le titre ;
Et quand de votre amour la fortune est l'arbitre,
Le mien, au-dessus d'elle et de tous ses revers,
Reconnoît son objet dans les pleurs, dans les fers.
Après m'être fait roi pour plaire à votre envie,
Aux dépens de mon sang, aux périls de ma vie,
Mon sceptre reconquis me met en liberté
De vous laisser un bien que j'ai trop acheté ;
Et ce seroit trahir les droits du diadème,
Que sur le haut d'un trône être esclave moi-même.
Un roi doit pouvoir tout ; et je ne suis pas roi,
S'il ne m'est pas permis de disposer de moi.
ÉRYXE
Il est beau de trancher du roi comme vous faites ;
Mais n'a-t-on aucun lieu de douter si vous l'êtes ?
Et n'est-ce point, Seigneur, vous y prendre un peu mal,
Que d'en faire l'épreuve en gendre d'Asdrubal ?
Je sais que les Romains vous rendront la couronne,
Vous en avez parole, et leur parole est bonne :
Ils vous nommeront roi ; mais vous devez savoir
Qu'ils sont plus libéraux du nom que du pouvoir ;
Et que sous leur appui ce plein droit de tout faire
N'est que pour qui ne veut que ce qui doit leur plaire.
Vous verrez qu'ils auront pour vous trop d'amitié
Pour vous laisser méprendre au choix d'une moitié.
Ils ont pris trop de part en votre destinée
Pour ne pas l'affranchir d'un pareil hyménée ;
Et ne se croiroient pas assez de vos amis,
S'ils n'en désavouoient les Dieux qui l'ont permis.
MASSINISSE
Je m'en dédis, Madame ; et s'il vous est facile
De garder dans ma perte un cœur vraiment tranquille,
Du moins votre grande âme avec tous ses efforts
N'en conserve pas bien les fastueux dehors.
Lorsque vous étouffez l'injure et la menace,
Vos illustres froideurs laissent rompre leur glace ;
Et cette fermeté de sentiments contraints
S'échappe adroitement du côté des Romains.
Si tant de retenue a pour vous quelque gêne,
Allez jusqu'en leur camp solliciter leur haine ;
Traitez-y mon hymen de lâche et noir forfait ;
N'épargnez point les pleurs pour en rompre l'effet ;
Nommez-y-moi cent fois ingrat, parjure, traître :
J'ai mes raisons pour eux, et je les dois connoître.
ÉRYXE
Je les connois, Seigneur, sans doute moins que vous,
Et les connois assez pour craindre leur courroux.
Ce grand titre de roi, que seul je considère,
Étend sur moi l'affront qu'en vous ils vont lui faire ;
Et rien ici n'échappe à ma tranquillité
Que par les intérêts de notre dignité :
Dans votre peu de foi c'est tout ce qui me blesse.
Vous allez hautement montrer notre foiblesse,
Dévoiler notre honte, et faire voir à tous
Quels fantômes d'État on fait régner en nous.
Oui, vous allez forcer nos peuples de connoître
Qu'ils n'ont que le sénat pour véritable maître,
Et que ceux qu'avec pompe ils ont vu couronner
En reçoivent les lois qu'ils semblent leur donner.
C'est là mon déplaisir. Si je n'étois pas reine,
Ce que je perds en vous me feroit peu de peine ;
Mais je ne puis souffrir qu'un si dangereux choix
Détruise en un moment ce peu qui reste aux rois,
Et qu'en un si grand cœur l'impuissance de l'être
Ait ménagé si mal l'honneur de le paroître.
Mais voici cet objet si charmant à vos yeux,
Dont le cher entretien vous divertira mieux.