ACTE V - SCÈNE VI – Lélius, Éryxe, Barcée
LÉLIUS
Et vous, grande princesse,
Si des restes d'amour ont surpris un vainqueur,
Quand il devoit au vôtre et son trône et son cœur,
Nous vous en avons fait assez prompte justice,
Pour obtenir de vous que ce trouble finisse,
Et que vous fassiez grâce à ce prince inconstant,
Qui se vouloit trahir lui-même en vous quittant.
ÉRYXE
Vous auroit-il prié, Seigneur, de me le dire ?
LÉLIUS
De l'effort qu'il s'est fait il gémit, il soupire ;
Et je crois que son cœur, encore outré d'ennui,
Pour retourner à vous n'est pas assez à lui.
Mais si cette bonté qu'eut pour lui votre flamme
Aidoit à sa raison à rentrer dans son âme,
Nous aurions peu de peine à rallumer des feux
Que n'a pas bien éteints cette erreur de ses vœux.
ÉRYXE
Quand d'une telle erreur vous punissez l'audace,
Il vous sied mal pour lui de me demander grâce :
Non que je la refuse à ce perfide tour ;
L'hymen des rois doit être au-dessus de l'amour ;
Et je sais qu'en un prince heureux et magnanime
Mille infidélités ne sauroient faire un crime ;
Mais si tout inconstant il est digne de moi,
Il a cessé de l'être en cessant d'être roi.
LÉLIUS
Ne l'est-il plus, Madame ? et si la Gétulie
Par votre illustre hymen à son trône s'allie,
Si celui de Syphax s'y joint dès aujourd'hui,
En est-il sur la terre un plus puissant que lui ?
ÉRYXE
Et de quel front, Seigneur, prend-il une couronne,
S'il ne peut disposer de sa propre personne,
S'il lui faut pour aimer attendre votre choix,
Et que jusqu'en son lit vous lui fassiez des lois ?
Un sceptre compatible avec un joug si rude
N'a rien à me donner que de la servitude ;
Et si votre prudence ose en faire un vrai roi,
Il est à Sophonisbe, et ne peut être à moi.
Jalouse seulement de la grandeur royale,
Je la regarde en reine, et non pas en rivale ;
Je vois dans son destin le mien enveloppé,
Et du coup qui la perd tout mon cœur est frappé.
Par votre ordre on la quitte ; et cet ami fidèle
Me pourroit, au même ordre, abandonner comme elle.
Disposez de mon sceptre, il est entre vos mains :
Je veux bien le porter au gré de vos Romains.
Je suis femme ; et mon sexe accablé d'impuissance
Ne reçoit point d'affront par cette dépendance ;
Mais je n'aurai jamais à rougir d'un époux
Qu'on voie ainsi que moi ne régner que sous vous.
LÉLIUS
Détrompex-vous, Madame ; et voyez dans l'Asie
Nos dignes alliés régner sans jalousie,
Avec l'indépendance, avec l'autorité
Qu'exige de leur rang toute la majesté.
Regardez Prusias, considérez Attale,
Et ce que souffre en eux la dignité royale.
MASSINISSE avec vous, et toute autre moitié,
Recevra même honneur et pareille amitié.
Mais quant à Sophonisbe, il m'est permis de dire
Qu'elle est Carthaginoise ; et ce mot doit suffire.
Je dirois qu'à la prendre ainsi sans notre aveu,
Tout notre ami qu'il est, il nous bravoit un peu ;
Mais comme je lui veux conserver votre estime,
Autant que je le puis je déguise son crime,
Et nomme seulement imprudence d'État
Ce que nous aurions droit de nommer attentat.