ACTE II - SCÈNE IV – Massinisse, Sophonisbe, Herminie, Mézétulle


SOPHONISBE
Pardonnez-vous à cette inquiétude
Que fait de mon destin la triste incertitude,
Seigneur ? et cet espoir que vous m'avez donné
Vous fera-t-il aimer d'en être importuné ?
Je suis Carthaginoise, et d'un sang que vous-même
N'avez que trop jugé digne du diadème :
Jugez par là l'excès de ma confusion
À me voir attachée au char de Scipion ;
Et si ce qu'entre nous on vit d'intelligence
Ne vous convaincra point d'une indigne vengeance,
Si vous écoutez plus de vieux ressentiments
Que le sacré respect de vos derniers serments.
Je fus ambitieuse, inconstante et parjure :
Plus votre amour fut grand, plus grande en est l'injure ;
Mais plus il a paru, plus il vous fait de lois
Pour défendre l'honneur de votre premier choix ;
Et plus l'injure est grande, et d'autant mieux éclate
La générosité de servir une ingrate
Que votre bras lui-même a mise hors d'état
D'en pouvoir dignement reconnoître l'éclat.

MASSINISSE
Ah ! si vous m'en devez quelque reconnoissance,
Cessez de vous en faire une fausse impuissance :
De quelque dur revers que vous sentiez les coups,
Vous pouvez plus pour moi que je ne puis pour vous.
Je dis plus : je ne puis pour vous aucune chose,
À moins qu'à m'y servir ce revers vous dispose.
J'ai promis, mais sans vous j'aurai promis en vain ;
J'ai juré, mais l'effet dépend de votre main ;
Autre qu'elle en ces lieux ne peut briser vos chaînes :
En un mot le triomphe est un supplice aux reines ;
La femme du vaincu ne le peut éviter,
Mais celle du vainqueur n'a rien à redouter.
De l'une il est aisé que vous deveniez l'autre ;
Votre main par mon sort peut relever le vôtre ;
Mais vous n'avez qu'une heure, ou plutôt qu'un moment,
Pour résoudre votre âme à ce grand changement.
Demain Lélius entre, et je ne suis plus maître ;
Et quelque amour en moi que vous voyiez renaître,
Quelques charmes en vous qui puissent me ravir,
Je ne puis que vous plaindre, et non pas vous servir.
C'est vous parler sans doute avec trop de franchise ;
Mais le péril…

SOPHONISBE
De grâce, excusez ma surprise.
SYPHAX encor vivant, voulez-vous qu'aujourd'hui…

MASSINISSE
Vous me fûtes promise auparavant qu'à lui ;
Et cette foi donnée et reçue à Carthage,
Quand vous voudrez m'aimer, d'avec lui vous dégage.
Si de votre personne il s'est vu possesseur,
Il en fut moins l'époux que l'heureux ravisseur ;
Et sa captivité qui rompt cet hyménée
Laisse votre main libre et la sienne enchaînée.
Rendez-vous à vous-même ; et s'il vous peut venir
De notre amour passé quelque doux souvenir,
Si ce doux souvenir peut avoir quelque force…

SOPHONISBE
Quoi ? vous pourriez m'aimer après un tel divorce,
Seigneur, et recevoir de ma légèreté
Ce que vous déroba tant d'infidélité ?

MASSINISSE
N'attendez point, Madame, ici que je vous die
Que je ne vous impute aucune perfidie ;
Que mon peu de mérite et mon trop de malheur
Ont seuls forcé Carthage à forcer votre cœur ;
Que votre changement n'éteignit point ma flamme,
Qu'il ne vous ôta point l'empire de mon âme ;
Et que si j'ai porté la guerre en vos États,
Vous étiez la conquête où prétendoit mon bras.
Quand le temps est trop cher pour le perdre en paroles,
Toutes ces vérités sont des discours frivoles :
Il faut ménager mieux ce moment de pouvoir.
Demain Lélius entre ; il le peut dès ce soir :
Avant son arrivée assurez votre empire.
Je vous aime, Madame, et c'est assez vous dire.
Je n'examine point quels sentiments pour moi
Me rendront les effets d'une première foi :
Que votre ambition, que votre amour choisisse ;
L'opprobre est d'un côté, de l'autre Massinisse.
Il faut aller à Rome ou me donner la main :
Ce grand choix ne se peut différer à demain,
Le péril presse autant que mon impatience ;
Et quoi que mes succès m'offrent de confiance,
Avec tout mon amour, je ne puis rien pour vous,
Si demain Rome en moi ne trouve votre époux.

SOPHONISBE
Il faut donc qu'à mon tour je parle avec franchise,
Puisqu'un péril si grand ne veut point de remise.
L'hymen que vous m'offrez peut rallumer mes feux,
Et pour briser mes fers rompre tous autres nœuds ;
Mais avant qu'il vous rende à votre prisonnière,
Je veux que vous voyiez son âme toute entière,
Et ne puissiez un jour vous plaindre avec sujet
De n'avoir pas bien vu ce que vous aurez fait.
Quand j'épousai Syphax, je n'y fus point forcée :
De quelques traits pour vous que l'amour m'eût blessée,
Je vous quittai sans peine, et tous mes vœux trahis
Cédèrent avec joie au bien de mon pays.
En un mot, j'ai reçu du ciel pour mon partage
L'aversion de Rome et l'amour de Carthage.
Vous aimez Lélius, vous aimez Scipion,
Vous avez lieu d'aimer toute leur nation ;
Aimez -la, j'y consens, mais laissez-moi ma haine.
Tant que vous serez roi, souffrez que je sois reine,
Avec la liberté d'aimer et de haïr,
Et sans nécessité de craindre ou d'obéir.
Voilà quelle je suis, et quelle je veux être.
J'accepte votre hymen, mais pour vivre sans maître,
Et ne quitterais point l'époux que j'avois pris,
Si Rome se pouvoit éviter qu'à ce prix.
À ces conditions me voulez-vous pour femme ?

MASSINISSE
À ces conditions prenez toute mon âme ;
Et s'il vous faut encor quelques nouveaux serments…

SOPHONISBE
Ne perdez point, Seigneur, ces précieux moments ;
Et puisque sans contrainte il m'est permis de vivre,
Faites tout préparer ; je m'apprête à vous suivre.

MASSINISSE
J'y vais ; mais de nouveau gardez que Lélius…

SOPHONISBE
Cessez de vous gêner par des soins superflus ;
J'en connois l'importance, et vous rejoins au temple.
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