ACTE I - SCÈNE III – Sophonisbe, Éryxe, Herminie, Barcée
ÉRYXE
Madame, une captive oseroit-elle prendre
Quelque part au bonheur que l'on nous vient d'apprendre ?
SOPHONISBE
Le bonheur n'est pas grand, tant qu'il est incertain.
ÉRYXE
On me dit que le Roi tient la paix en sa main ;
Et je n'ose douter qu'il ne l'ait résolue.
SOPHONISBE
Pour être proposée, elle n'est pas conclue ;
Et les grands intérêts qu'il y faut ajuster
Demandent plus d'une heure à les bien concerter.
ÉRYXE
Alors que des deux chefs la volonté conspire…
SOPHONISBE
Que sert la volonté d'un chef qu'on peut dédire ?
Il faut l'aveu de Rome, et que d'autre côté
Le sénat de Carthage accepte le traité.
ÉRYXE
LÉLIUS le propose ; et l'on ne doit pas croire
Qu'au désaveu de Rome il hasurde sa gloire.
Quant à votre sénat, le Roi n'en dépend point.
SOPHONISBE
Le Roi n'a pas une âme infidèle à ce point :
Il sait à quoi l'honneur, à quoi sa foi l'engage ;
Et je l'en dédirois, s'il traitoit sans Carthage.
ÉRYXE
On ne m'avoit pas dit qu'il fallut votre aveu.
SOPHONISBE
Qu'on vous l'ait dit ou non, il m'importe assez peu.
ÉRYXE
Je le crois ; mais enfin donnez votre suffrage,
Et je vous répondrai de celui de Carthage.
SOPHONISBE
Avez-vous en ces lieux quelque commerce ?
ÉRYXE
Aucun.
SOPHONISBE
D'où le savez-vous donc ?
ÉRYXE
D'un peu de sens commun :
On y doit être las de perdre des batailles,
Et d'avoir à trembler pour ses propres murailles.
SOPHONISBE
Rome nous auroit donc appris l'art de trembler.
Annibal…
ÉRYXE
Annibal a pensé l'accabler ;
Mais ce temps-là n'est plus, et la valeur d'un homme…
SOPHONISBE
On ne voit point d'ici ce qui se passe à Rome.
En ce même moment peut-être qu'Annibal
Lui fait tout de nouveau craindre un assaut fatal,
Et que c'est pour sortir enfin de ces alarmes
Qu'elle nous fait parler de mettre bas les armes.
ÉRYXE
Ce seroit pour Carthage un bonheur signalé ;
Mais, Madame, les Dieux vous !'ont-ils révélé ?
À moins que de leur voix, l'âme la plus crédule
D'un miracle pareil feroit quelque scrupule.
SOPHONISBE
Des miracles pareils arrivent quelquefois :
J'ai vu Rome en état de tomber sous nos lois ;
La guerre est journalière, et sa vicissitude
Laisse tout l'avenir dedans l'incertitude.
ÉRYXE
Le passé le prépare, et le soldat vainqueur
Porte aux nouveaux combats plus de force et de cœur.
SOPHONISBE
Et si j'en étois crue, on auroit le courage
De ne rien écouter sur ce désavantage,
Et d'attendre un succès hautement emporté
Qui remît notre gloire en plus d'égalité.
ÉRYXE
On pourroit fort attendre.
SOPHONISBE
Et durant cette attente
Vous pourriez n'avoir pas l'âme la plus contente.
ÉRYXE
J'ai déjà grand chagrin de voir que de vos mains
Mon sceptre a su passer en celles des Romains ;
Et qu'aujourd'hui, de l'air dont s'y prend Massinisse,
Le vôtre a grand besoin que la paix raffermisse.
SOPHONISBE
Quand de pareils chagrins voudront paroître au jour,
Si l'honneur vous est cher, cachez tout votre amour ;
Et voyez à quel point votre gloire est flétrie
D'aimer un ennemi de sa propre patrie,
Qui sert des étrangers dont par un juste accord
Il pouvoit nous aider à repousser l'effort.
ÉRYXE
Dépouillé par votre ordre, ou par votre artifice,
Il sert vos ennemis pour s'en faire justice ;
Mais si de les servir il doit être honteux,
SYPHAX sert, comme lui, des étrangers comme eux.
Si nous les voulions tous bannir de notre Afrique,
Il faudroit commencer par votre république,
Et renvoyer à Tyr, d'où vous êtes sortis,
Ceux par qui nos climats sont presque assujettis.
Nous avons lieu d'avoir pareille jalousie
Des peuples de l'Europe et de ceux de l'Asie ;
Ou si le temps a pu vous naturaliser,
Le même cours du temps les peut favoriser.
J'ose vous dire plus : si le destin s'obstine
À vouloir qu'en ces lieux leur victoire domine,
Comme vos Tyriens passent pour Africains,
Au milieu de l'Afrique il naîtra des Romains ;
Et si de ce qu'on voit nous croyons le présage,
Il en pourra bien naître au milieu de Carthage
Pour qui notre amitié n'aura rien de honteux,
Et qui sauront passer pour Africains comme eux.
SOPHONISBE
Vous parlez un peu haut.
ÉRYXE
Je suis amante et reine.
SOPHONISBE
Et captive, de plus.
ÉRYXE
On va briser ma chaîne ;
Et la captivité ne peut abattre un cœur
Qui se voit assuré de celui du vainqueur :
Il est tel dans vos fers que sous mon diadème.
N'outragez plus ce prince, il a ma foi, je l'aime ;
J'ai la sienne, et j'en sais soutenir l'intérêt.
Du reste, si la paix vous plaît, ou vous déplaît,
Ce n'est pas mon dessein d'en pénétrer la cause :
La bataille et la paix sont pour moi même chose.
L'une ou l'autre aujourd'hui finira mes ennuis ;
Mais l'une vous peut mettre en l'état où je suis.
SOPHONISBE
Je pardonne au chagrin d'un si long esclavage,
Qui peut avec raison vous aigrir le courage,
Et voudrois vous servir malgré ce grand courroux.
ÉRYXE
Craignez que je ne puisse en dire autant de vous.
Mais le Roi vient : adieu ; je n'ai pas l'imprudence
De m'offrir pour troisième à votre conférence ;
Et d'ailleurs, s'il vous vient demander votre aveu,
Soit qu'il l'obtienne ou non, il m'importe fort peu.