ACTE I - SCÈNE IV – Syphax, Sophonisbe, Herminie, Bocchar
SOPHONISBE
Eh bien ! Seigneur, la paix, l'avez-vous résolue ?
SYPHAX
Vous en êtes encor la maîtresse absolue,
Madame ; et je n'ai pris trêve pour un moment,
Qu'afin de tout remettre à votre sentiment.
On m'offre le plein calme, on m'offre de me rendre
Ce que dans mes Etats la guerre a fait surprendre,
L'amitié des Romains, que pour vous j'ai trahis.
SOPHONISBE
Et que vous offre-t-on, Seigneur, pour mon pays ?
SYPHAX
Loin d'exiger de moi que j'y porte mes armes,
On me laisse aujourd'hui tout entier à vos charmes :
On demande que neutre en ces dissensions,
Je laisse aller le sort de vos deux nations.
SOPHONISBE
Et ne pourroit-on point vous en faire l'arbitre ?
SYPHAX
Le ciel sembloit m'offrir un si glorieux titre,
Alors qu'on vit dans Cyrthe entrer d'un pas égal,
D'un côté Scipion, et de l'autre Asdrubal.
Je vis ces deux héros, jaloux de mon suffrage,
Le briguer, l'un pour Rome, et l'autre pour Carthage ;
Je les vis à ma table, et sur un même lit ;
Et comme ami commun, j'aurois eu tout crédit.
Votre beauté, Madame, emporta la balance :
De Carthage pour vous j'embrassai l'alliance ;
Et comme on ne veut point d'arbitre intéressé,
C'est beaucoup aux vainqueurs d'oublier le passé.
En l'état où je suis, deux batailles perdues.
Mes villes, la plupart surprises ou rendues,
Mon royaume d'argent et d'hommes affoibli,
C'est beaucoup de me voir tout d'un coup rétabli.
Je recois sans combat le prix de la victoire ;
Je rentre sans péril en ma première gloire ;
Et ce qui plus que tout a lieu de m'être doux,
Il m'est permis enfin de vivre auprès de vous.
SOPHONISBE
Quoi que vous résolviez, c'est à moi d'y souscrire ;
J'oserai toutefois m'enhardirà vous dire
Qu'avec plus de plaisir je verrois ce traité.
Si j'y voyois pour vous ou gloire ou sûreté.
Mais, Seigneur, m'aimez-vous encor ?
SYPHAX
Si je vous aime ?
SOPHONISBE
Oui, m'aimez-vous encor, Seigneur ?
SYPHAX
Plus que moi-même.
SOPHONISBE
Si mon amour égal rend vos jours fortunés,
Vous souvient-il encor de qui vous le tenez ?
SYPHAX
De vos bontés, Madame.
SOPHONISBE
Ah ! cessez, je vous prie,
De faire en ma faveur outrage à ma patrie.
Un autre avoit le choix de mon père et le mien ;
Elle seule pour vous rompit ce doux lien.
Je brûlois d'un beau feu, je promis de l'éteindre ;
J'ai tenu ma parole, et j'ai su m'y contraindre.
Mais vous ne tenez pas, Seigneur, à vos amis
Ce qu'acceptant leur don vous leur avez promis ;
Et pour ne pas user vers vous d'un mot trop rude,
Vous montrez pour Carthage un peu d'ingratitude.
Quoi ? vous qui lui devez ce bonheur de vos jours.
Vous que mou hyménée engage à son secours,
Vous que votre serment attache à sa défense,
Vous manquez de parole et de reconnoissance,
Et pour remercîment de me voir en vos mains,
Vous la livrez vous-même en celles des Romains !
Vous brisez le pouvoir dont vous m'avez reçue,
Et je serai le prix d'une amitié rompue,
Moi qui pour en étreindre à jamais les grands nœuds,
Ai d'un amour si juste éteint les plus beaux feux !
Moi que vous protestez d'aimer plus que vous-même !
Ah ! Seigneur, le dirai-je ? est-ce ainsi que l'on m'aime ?
SYPHAX
Si vous m'aimiez, Madame, il vous seroit bien doux
De voir comme je veux ne vous devoir qu'à vous :
Vous ne vous plairiez pas à montrer dans votre âme
Les restes odieux d'une première flamme,
D'un amour dont l'hymen qu'on a vu nous unir
Devroit avoir éteint jusques au souvenir.
Vantez-moi vos appas, montrez avec courage
Ce prix impérieux dont m'achète Carthage ;
Avec tant de hauteur prenez son intérêt,
Qu'il me faille en esclave agir comme il lui plaît ;
Au moindre soin des miens traitez-moi d'infidèle,
Et ne me permettez de régner que sous elle ;
Mais épargnez ce comble aux malheurs que je crains,
D'entendre aussi vanter ces beaux feux mal éteints,
Et de vous en voir l'Ame encor toute obsédée
En ma présence même en caresser l'idée.
SOPHONISBE
Je m'en souviens, Seigneur, lorsque vous oubliez
Quels vœux mon changement vous a sacrifiés,
Et saurai l'oublier, quand vous ferez justice
À ceux qui vous ont fait un si grand sacrifice.
Au reste, pour ouvrir tout mon cœur avec vous,
Je n'aime point Carthage à l'égal d'un époux ;
Mais bien que moins soumise à son destin qu'au vôtre,
Je crains également et pour l'un et pour l'autre,
Et ce que je vous suis ne sauroit empêcher
Que le plus malheureux ne me soit le plus cher.
Jouissez de la paix qui vous vient d'être offerte,
Tandis que j'irai plaindre et partager sa perte :
J'y mourrai sans regret, si mon dernier moment
Vous laisse en quelque état de régner sûrement ;
Mais Carthage détruite, avec quelle apparence
Oserez-vous garder cette fausse espérance ?
Rome, qui vous redoute et vous flatte aujourd'hui,
Vous craindra-t-elle encor, vous voyant sans appui,
Elle qui de la paix ne jette les amorces
Que par le seul besoin de séparer vos forces,
Et qui dans Massinisse, et voisin, et jaloux,
Aura toujours de quoi se brouiller avec vous ?
Tous deux vous devront tout. Carthage abandonnée
Vaut pour l'un et pour l'autre une grande journée.
Mais un esprit aigri n'est jamais satisfait
Qu'il n'ait vengé l'injure en dépit du bienfait.
Pensez-y : votre armée est la plus forte en nombre ;
Les Romains ont tremblé dès qu'ils en ont vu l'ombre ;
Utique à l'assiéger retient leur Scipion ;
Un temps bien pris peut tout : pressez l'occasion.
De ce chef éloigné la valeur peu commune
Peut-être à sa personne attache leur fortune ;
Il tient auprès de lui la fleur de leurs soldats.
En tout événement Cyrthe vous tend les bras ;
Vous tiendrez, et longtemps, dedans cette retraite.
Mon père cependant répare sa défaite ;
Hannon a de l'Espagne amené du secours ;
Annibal vient lui-même ici dans peu de jours.
Si tout cela vous semble un léger avantage,
Renvoyez-moi, Seigneur, me perdre avec Carthage :
J'y périrai sans vous ; vous régnerez sans moi.
Vous préserve le ciel de ce que je prévoi,
Et daigne son courroux, me prenant seul en butte,
M'exempter par ma mort de pleurer votre chute !
SYPHAX
À des charmes si forts joindre celui des pleurs !
Soulever contre moi ma gloire et vos douleurs !
C'est trop, c'est trop, Madame ; il faut vous satisfaire :
Le plus grand des malheurs seroit de vous déplaire,
Et tous mes sentiments veulent bien se trahir
À la douceur de vaincre ou de vous obéir.
La paix eût sur ma tête assuré ma couronne ;
Il faut la refuser, Sophonisbe l'ordonne :
Il faut servir Carthage, et hasarder l'État.
Mais que deviendrez-vous, si je meurs au combat ?
Qui sera votre appui, si le sort des batailles
Vous rend un corps sans vie au pied de nos murailles ?
SOPHONISBE
Je vous répondrois bien qu'après votre trépas
Ce que je deviendrai ne vous regarde pas ;
Mais j'aime mieux, Seigneur, pour vous tirer de peine,
Vous dire que je sais vivre et mourir en reine.
SYPHAX
N'en parlons plus, Madame. Adieu : pensez à moi ;
Et je saurai, pour vous, vaincre ou mourir en roi.