ACTE IV - SCÈNE V – Massinisse, Sophonisbe, Mézétulle, Herminie


MASSINISSE
Voyez-la donc, Seigneur, voyez tout son mérite,
Voyez s'il est aisé qu'un héros… Il me quitte,
Et d'un premier éclat le barbare alarmé
N'ose exposer son cœur aux yeux qui m'ont charmé.
Il veut être inflexible, et craint de ne plus l'être,
Pour peu qu'il se permît de voir et de connoître.
Allons, allons, Madame, essayer aujourd'hui
Sur le grand Scipion ce qu'il a craint pour lui.
Il vient d'entrer au camp ; venez-y par vos charmes
Appuyer mes soupirs et secourir mes larmes ;
Et que ces mêmes yeux qui m'ont fait tout oser,
Si j'en suis criminel, servent à m'excuser.
Puissent-ils, et sur l'heure, avoir là tant de force,
Que pour prendre ma place il m'ordonne un divorce,
Qu'il veuille conserver mon bien en me l'ôtant !
J'en mourrai de douleur, mais je mourrai content.
Mon amour, pour vous faire un destin si propice,
Se prépare avec joie à ce grand sacrifice.
Si c'est vous bien servir, l'honneur m'en suffira ;
Et si c'est mal aimer, mon bras m'en punira.

SOPHONISBE
Le trouble de vos sens, dont vous n'êtes plus maître,
Vous a fait oublier, Seigneur, à me connoître.
Quoi ? j'irois mendier jusqu'au camp des Romains
La pitié de leur chef qui m'auroit en ses mains ?
J'irois déshonorer, par un honteux hommage,
Le trône où j'ai pris place, et le sang de Carthage ;
Et l'on verroit gémir la fille d'Asdrubal
Aux pieds de l'ennemi pour eux le plus fatal ?
Je ne sais si mes yeux auroient là tant de force,
Qu'en sa faveur sur l'heure il pressât un divorce ;
Mais je ne me vois pas en état d'obéir,
S'il osoit jusque-là cesser de me haïr.
La vieille antipathie entre Rome et Carthage
N'est pas prête à finir par un tel assemblage.
Ne vous préparez point à rien sacrifier
À l'honneur qu'il auroit de vous justifier.
Pour effet de vos feux et de votre parole,
Je ne veux qu'éviter l'aspect du Capitole ;
Que ce soit par l'hymen ou par d'autres moyens,
Que je vive avec vous ou chez nos citoyens,
La chose m'est égale, et je vous tiendrai quitte,
Qu'on nous sépare ou non, pourvu que je l'évite.
Mon amour voudroit plus ; mais je règne sur lui,
Et n'ai changé d'époux que pour prendre un appui.
Vous m'avez demandé la faveur de ce titre
Pour soustraire mon sort à son injuste arbitre ;
Et puisqu'à m'affranchir il faut que j'aide un roi,
C'est là tout le secours que vous aurez de moi.
Ajoutez-y des pleurs, mêlez-y des bassesses,
Mais laissez-moi, de grâce, ignorer vos foiblesses ;
Et si vous souhaitez que l'effet m'en soit doux,
Ne me donnez point lieu d'en rougir après vous.
Je ne vous cèle point que je serois ravie
D'unir à vos destins les restes de ma vie ;
Mais si Rome en vous-même ose braver les rois,
S'il faut d'autres secours, laissez-les à mon choix :
J'en trouverai, Seigneur, et j'en sais qui peut-être
N'auront à redouter ni maîtresse ni maître ;
Mais mon amour préfère à cette sûreté
Le bien de vous devoir toute ma liberté.

MASSINISSE
Ah ! si je vous pouvois offrir même assurance,
Que je serois heureux de cette préférence !

SOPHONISBE
SYPHAX et Lélius pourront vous prévenir,
Si vous perdez ici le temps de l'obtenir.
Partez.

MASSINISSE
M'enviez-vous le seul bien qu'à ma flamme
A souffert jusqu'ici la grandeur de votre âme ?
Madame, je vous laisse aux mains de Lélius.
Vous avez pu vous-même entendre ses refus ;
Et mon amour ne sait ce qu'il peut se promettre
De celles du consul, où je vais me remettre.
L'un et l'autre est Romain ; et peut-être en ce lieu
Ce peu que je vous dis est le dernier adieu.
Je ne vois rien de sûr que cette triste joie ;
Ne me l'enviez plus, souffrez que je vous voie ;
Souffrez que je vous parle, et vous puisse exprimer
Quelque part des malheurs où l'on peut m'abîmer,
Quelques informes traits de la secrète rage
Que déjà dans mon cœur forme leur sombre image ;
Non que je désespère : on m'aime ; mais, hélas !
On m'estime, on m'honore, et l'on ne me craint pas.
M'éloigner de vos yeux en cette incertitude,
Pour un cœur tout à vous c'est un tourment bien rude ;
Et si j'en ose croire un noir pressentiment,
C'est vous perdre à jamais que vous perdre un moment.
Madame, au nom des Dieux, rassurez mon courage :
Dites que vous m'aimez, j'en pourrai davantage ;
J'en deviendrai plus fort auprès de Scipion.
Montrez pour mon bonheur un peu de passion,
Montrez que votre flamme au même bien aspire :
Ne régnez plus sur elle, et laissez-lui me dire…

SOPHONISBE
Allez, Seigneur, alléz ; je vous aime en époux,
Et serois à mon tour aussi foible que vous.

MASSINISSE
Faites, faites-moi voir cette illustre foiblesse :
Que ses douceurs…

SOPHONISBE
Ma gloire en est encor maîtresse.
Adieu. Ce qui m'échappe en faveur de vos feux
Est moins que je ne sens, et plus que je ne veux.
(Elle rentre.)

MÉZÉTULLE
Douterez-vous encor, Seigneur, qu'elle vous aime ?

MASSINISSE
MÉZÉTULLE, il est vrai, son amour est extrême ;
Mais cet extrême amour, au lieu de me flatter,
Ne sauroit me servir qu'à mieux me tourmenter ;
Ce qu'elle m'en fait voir redouble ma souffrance.
Reprenons toutefois un moment de constance ;
En faveur de sa flamme espérons jusqu'au bout,
Et pour tout obtenir allons hasarder tout.
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