ACTE IV - SCÈNE II – Lélius, Massinisse, Mézétulle


MASSINISSE
L'avez-vous commandé, Seigneur, qu'en ma présence
Vos tribuns vers la Reine usent de violence ?

LÉLIUS
Leur ordre est d'emmener au camp les prisonniers ;
Et comme elle et Syphax s'en trouvent les premiers,
Ils ont suivi cet ordre en commençant par elle.
Mais par quel intérêt prenez-vous sa querelle ?

MASSINISSE
SYPHAX vous l'aura dit, puisqu'il sort d'avec vous.
Seigneur, elle a reçu son véritable époux ;
Et j'ai repris sa foi par force violée
Sur un usurpateur qui me l'avoit volée.
Son père et son amour m'en avoient fait le don.

LÉLIUS
Ce don pour tout effet n'eut qu'un lâche abandon.
Dès que Syphax parut, cet amour sans puissance…

MASSINISSE
J'étois lors en Espagne, et durant mon absence
Carthage la força d'accepter ce parti ;
Mais à présent Carthage en a le démenti.
En reprenant mon bien j'ai détruit son ouvrage,
Et vous fais dès ici triompher de Carthage.

LÉLIUS
Commencer avant nous un triomphe si haut,
Seigneur, c'est la braver un peu plus qu'il ne faut,
Et mettre entre elle et Rome une étrange balance,
Que de confondre ainsi l'une et l'autre alliance,
Notre ami tout ensemble et gendre d'Asdrubal.
Croyez-moi, ces deux noms s'accordent assez mal ;
Et quelque grand dessein que puisse être le vôtre,
Vous ne pourrez longtemps conserver l'un et l'autre.
Ne vous figurez point qu'une telle moitié
Soit jamais compatible avec notre amitié,
Ni que nous attendions que le même artifice
Qui nous ôta Syphax nous vole Massinisse.
Nous aimons nos amis, et même en dépit d'eux
Nous savons les tirer de ces pas dangereux.
Ne nous forcez à rien qui vous puisse déplaire.

MASSINISSE
Ne m'ordonnez donc rien que je ne puisse faire ;
Et montrez cette ardeur de servir vos amis,
À tenir hautement ce qu'on leur a promis.
Du consul et de vous j'ai la parole expresse ;
Et ce grand jour a fait que tout obstacle cesse.
Tout ce qui m'appartint me doit être rendu.

LÉLIUS
Et par où cet espoir vous est-il défendu ?

MASSINISSE
Quel ridicule espoir en garderait mon âme,
Si votre dureté me refuse ma femme ?
Est-il rien plus à moi, rien moins à balancer ?
Et du reste par là que me faut-il penser ?
Puis-je faire aucun fond sur la foi qu'on me donne,
Et traité comme esclave, attendre ma couronne ?

LÉLIUS
Nous en avons ici les ordres du sénat,
Et même de Syphax il y joint tout l'État ;
Mais nous n'en avons point touchant cette captive :
SYPHAX est son époux, il faut qu'elle le suive.

MASSINISSE
SYPHAX est son époux ! et que suis-je, Seigneur ?

LÉLIUS
Consultez la raison plutôt que votre cœur ;
Et voyant mon devoir, souffrez que je le fasse.

MASSINISSE
Chargez, chargez-moi donc de vos fers en sa place :
Au lieu d'un conquérant par vos mains couronné,
Tramez à votre Rome un vainqueur enchaîné.
Je suis à Sophonisbe, et mon amour fidèle
Dédaigne et diadème et liberté sans elle ;
Je ne veux ni régner, ni vivre qu'en ses bras :
Non, je ne veux…

LÉLIUS
Seigneur, ne vous emportez pas.

MASSINISSE
Résolus à ma perte, hélas ! que vous importe
Si ma juste douleur se retient ou s'emporte ?
Mes pleurs et mes soupirs vous fléchiront-ils mieux ?
Et faut-il à genoux vous parler comme aux Dieux ?
Que j'ai mal employé mon sang et mes services,
Quand je les ai prêtés à vos astres propices,
Si j'ai pu tant de fois hâter votre destin,
Sans pouvoir mériter cette part au butin !

LÉLIUS
Si vous avez, Seigneur, hâté notre fortune,
Je veux bien que la proie entre nous soit commune ;
Mais pour la partager, est-ce à vous de choisir ?
Est-ce avant notre aveu qu'il vous en faut saisir ?

MASSINISSE
Ah ! si vous aviez fait la moindre expérience
De ce qu'un digne amour donne d'impatience,
Vous sauriez… Mais pourquoi n'en auriez-vous pas fait ?
Pour aimer à notre âge en est-on moins parfait ?
Les héros des Romains ne sont-ils jamais hommes ?
Leur Mars a tant de fois été ce que nous sommes,
Et le maître des Dieux, des rois et des amants,
En ma place auroit eu mêmes empressements.
J'aimois, on l'agréoit, j'étois ici le maître ;
Vous m'aimiez, ou du moins vous le faisiez paroître.
L'amour en cet état daigne-t-il hésiter,
Faute d'un mot d'aveu dont il n'ose douter ?
Voir son bien en sa main et ne le point reprendre,
Seigneur, c'est un respect bien difficile à rendre.
Un roi se souvient-il en des moments si doux
Qu'il a dans votre camp des maîtres parmi vous ?
Je l'ai dû toutefois, et je m'en tiens coupable.
Ce crime est-il si grand qu'il soit irréparable ?
Et sans considérer mes services passés,
Sans excuser l'amour par qui nos cœurs forcés…

LÉLIUS
Vous parlez tant d'amour, qu'il faut que je confesse
Que j'ai honte pour vous de voir tant de faiblesse.
N'alléguez point les Dieux : si l'on voit quelquefois
Leur flamme s'emporter en faveur de leur choix,
Ce n'est qu'à leurs pareils à suivre leurs exemples ;
Et vous ferez comme eux quand vous aurez des temples :
Comme ils sont dans leur ciel au-dessus du danger,
Ils n'ont là rien à craindre et rien à ménager.
Du reste je sais bien que souvent il arrive
Qu'un vainqueur s'adoucit auprès de sa captive.
Les droits de la victoire ont quelque liberté
Qui ne sauroit déplaire à notre âge indompté ;
Mais quand à cette ardeur un monarque défère,
Il s'en fait un plaisir et non pas une affaire ;
Il repousse l'amour comme un lâche attentat,
Dès qu'il veut prévaloir sur la raison d'État ;
Et son cœur, au-dessus de ces basses amorces,
Laisse à cette raison toujours toutes ses forces.
Quand l'amour avec elle a de quoi s'accorder,
Tout est beau, tout succède, on n'a qu'à demander ;
Mais pour peu qu'elle en soit ou doive être alarmée,
Son feu qu'elle dédit doit tourner en fumée.
Je vous en parle en vain : cet amour décevant
Dans votre cœur surpris a passé trop avant ;
Vos feux vous plaisent trop pour les vouloir éteindre ;
Et tout ce que je puis, Seigneur, c'est de vous plaindre.

MASSINISSE
Me plaindre tout ensemble et me tyranniser !

LÉLIUS
Vous l'avouerez un jour, c'est vous favoriser.

MASSINISSE
Quelle faveur, grands Dieux ! qui tient lieu de supplice !

LÉLIUS
Quand vous serez à vous, vous lui ferez justice.

MASSINISSE
Ah ! que cette justice est dure à concevoir !

LÉLIUS
Je la conçois assez pour suivre mon devoir.
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