ACTE II - SCÈNE V – Sophonisbe, Herminie
SOPHONISBE
Tu vois, mon bonheur passe et l'espoir et l'exemple ;
Et c'est, pour peu qu'on aime, une extrême douceur
De pouvoir accorder sa gloire avec son cœur ;
Mais c'en est une ici bien autre, et sans égale,
D'enlever, et sitôt, ce prince à ma rivale,
De lui faire tomber le triomphe des mains,
Et prendre sa conquête aux yeux de ses Romains.
Peut-être avec le temps j'en aurai l'avantage
De l'arracher à Rome, et le rendre à Carthage ;
Je m'en réponds déjà sur le don de sa foi :
Il est à mon pays, puisqu'il est tout à moi.
À ce nouvel hymen c'est ce qui me convie,
Non l'amour, non la peur de me voir asservie :
L'esclavage aux grands cœurs n'est point à redouter ;
Alors qu'on sait mourir, on sait tout éviter ;
Mais comme enfin la vie est bonne à quelque chose,
Ma patrie elle-même à ce trépas s'oppose,
Et m'en désavoueroit, si j'osois me ravir
Les moyens que l'amour m'offre de la servir.
Le bonheur surprenant de cette préférence
M'en donne une assez juste et flatteuse espérance.
Que ne pourrai-je point si, dès qu'il m'a pu voir,
Mes yeux d'une autre reine ont détruit le pouvoir !
Tu l'as vu comme moi, qu'aucun retour vers elle
N'a montré qu'avec peine il lui fût infidèle :
Il ne l'a point nommée, et pas même un soupir
N'en a fait soupçonner le moindre souvenir.
HERMINIE
Ce sont grandes douceurs que le ciel vous renvoie ;
Mais il manque le comble à cet excès de joie,
Dont vous vous sentiriez encor bien mieux saisir,
Si vous voyiez qu'Éryxe en eût du déplaisir.
Elle est indifférente, ou plutôt insensible :
À vous servir contre elle elle fait son possible.
Quand vous prenez plaisir à troubler son discours,
Elle en prend à laisser au vôtre un libre cours ;
Et ce héros enfin que votre soin obsède
Semble ne vous offrir que ce qu'elle vous cède.
Je voudrois qu'elle vît un peu plus son malheur,
Qu'elle en fît hautement éclater la douleur ;
Que l'espoir inquiet de se voir son épouse
Jetât un plein désordre en son âme jalouse ;
Que son amour pour lui fût sans bonté pour vous.
SOPHONISBE
Que tu te connois mal en sentiments jaloux !
Alors qu'on l'est si peu qu'on ne pense pas l'être,
On n'y réfléchit point, on laisse tout paroître ;
Mais quand on l'est assez pour s'en apercevoir,
On met tout son possible à n'en laisser rien voir.
ÉRYXE, qui connoît et qui hait sa foiblesse,
La renferme au dedans, et s'en rend la maîtresse ;
Mais cette indifférence où tant d'orgueil se joint
Ne part que d'un dépit jaloux au dernier point ;
Et sa fausse bonté se trahit elle-même
Par l'effort qu'elle fait à se montrer extrême :
Elle est étudiée, et ne l'est pas assez
Pour échapper entière aux yeux intéressés.
Allons, sans perdre temps, l'empêcher de nous nuire,
Et prévenir l'effet qu'elle pourroit produire.