SCÈNE XXII


Mantoue. Une rue.

Entre Roméo.

ROMÉO.
Si je puis me fier aux flatteuses assurances du sommeil, mes rêves m’annoncent l’arrivée de quelque joyeuse nouvelle. La pensée souveraine de mon cœur siège sereine sur son trône ; et, depuis ce matin, une allégresse singulière m’élève au-dessus de terre par de riantes pensées. J’ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort (étrange rêve qui laisse à un mort la faculté de penser !) puis, qu’à force de baisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, et que je renaissais, et que j’étais empereur. Ciel ! combien doit être douce la possession de l’amour, si son ombre est déjà si prodigue de joies !

Entre Balthazar.

ROMÉO.
Des nouvelles de Vérone !… Eh bien, Balthazar, est-ce que tu ne m’apportes pas de lettre du moine ? Comment va ma dame ? Mon père est-il bien ? Comment va madame Juliette ? Je te répète cette question-là ; car, si ma Juliette est heureuse, il n’existe pas de malheur.

BALTHAZAR.
Elle est heureuse, il n’existe donc pas de malheur. Son corps repose dans le tombeau des Capulets, et son âme immortelle vit avec les anges. Je l’ai vu déposer dans le caveau de sa famille, et j’ai pris aussitôt la poste pour vous l’annoncer. Oh ! Pardonnez-moi de vous apporter ces tristes nouvelles : je remplis l’office dont vous m’aviez chargé, monsieur.

ROMÉO.
Est-ce ainsi ? eh bien, astres, je vous défie !…

À Balthazar.
Tu sais où je loge : procure-moi de l’encre et du papier, et loue des chevaux de poste : je pars d’ici ce soir.

BALTHAZAR.
Je vous en conjure, monsieur, ayez de la patience. Votre pâleur, votre air hagard annonce quelque catastrophe.

ROMÉO.
Bah ! tu te trompes !… Laisse-moi et fais ce que je te dis : est-ce que tu n’as pas de lettre du moine pour moi ?

BALTHAZAR.
Non, mon bon seigneur.

ROMÉO.
N’importe : va-t’en, et loue des chevaux ; je te rejoins sur-le-champ.

Sort Balthazar.

Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. Cherchons le moyen… Ô destruction ! comme tu t’offres vite à la pensée des hommes désespérés ! Je me souviens d’un apothicaire qui demeure aux environs ; récemment encore je le remarquais sous sa guenille, occupé, le sourcil froncé, à cueillir des simples : il avait la mine amaigrie, l’âpre misère l’avait usé jusqu’aux os. Dans sa pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, un alligator empaillés et des peaux de poissons monstrueux ; sur ses planches, une chétive collection de boîtes vides, des pots de terre verdâtres, des vessies et des graines moisies, des restes de ficelle et de vieux pains de rose étaient épars çà et là pour faire étalage. Frappé de cette pénurie, je me dis à moi-même : « Si un homme avait besoin de poison, bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, voici un pauvre gueux qui lui en vendrait. » Oh ! je pressentais alors mon besoin présent ; il faut que ce besoigneux m’en vende… Autant qu’il m’en souvient, ce doit être ici sa demeure ; comme c’est fête aujourd’hui, la boutique du misérable est fermée… Holà ! l’apothicaire !

Une porte s’ouvre. Paraît l’apothicaire.

L’APOTHICAIRE.
Oui donc appelle si fort ?

ROMÉO.
Viens ici, l’ami… Je vois que tu es pauvre ; tiens, voici quarante ducats ; donne-moi une dose de poison ; mais il me faut une drogue énergique qui, à peine dispersée dans les veines de l’homme las de vivre, le fasse tomber mort, et qui chasse du corps le souffle aussi violemment, aussi rapidement que la flamme renvoie la poudre des entrailles fatales du canon !

L’APOTHICAIRE.
J’ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de Mantoue, c’est la mort pour qui les débite.

ROMÉO.
Quoi ! tu es dans ce dénûment et dans cette misère, et tu as peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard ; le dégoût et la misère pendent à tes épaules. Le monde ne t’est point ami, ni la loi du monde ; le monde n’a pas fait sa loi pour t’enrichir ; viole-la donc, cesse d’être pauvre et prends ceci.

Il lui montre sa bourse.

L’APOTHICAIRE.
Ma pauvreté consent, mais non ma volonté.

ROMÉO.
Je paye ta pauvreté, et non ta volonté.

L’APOTHICAIRE.
Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, et avalez ; eussiez-vous la force de vingt hommes, vous serez expédié immédiatement.

ROMÉOlui jetant sa bourse.
Voici ton or ; ce poison est plus funeste à l’âme des hommes, il commet plus de meurtres dans cet odieux monde que ces pauvres mixtures que tu n’as pas le droit de vendre. C’est moi qui te vends du poison ; tu ne m’en as pas vendu. Adieu, achète de quoi manger et engraisse.

Serrant la fiole que l’apothicaire lui a remise.
Ceci, du poison ? non ! Viens, cordial, viens avec moi au tombeau de Juliette ; c’est là que tu dois me servir.

Ils se séparent.

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