SCÈNE XXI


La chambre à coucher de Juliette.

Entre la nourrice.

LA NOURRICEappelant.
Madame ! allons, madame !… Juliette !… Elle dort profondément, je le garantis… Eh bien, agneau ! eh bien, maîtresse !… Fi, paresseuse !… Allons, amour, allons ! Madame ! mon cher cœur ! Allons, la mariée ! Quoi, pas un mot !… Vous en prenez pour votre argent cette fois, vous dormez pour une semaine, car, la nuit prochaine, j’en réponds, le comte a pris son parti de ne vous laisser prendre que peu de repos… Dieu me pardonne ! Jésus Marie ! comme elle dort ! Il faut que je l’éveille… Madame ! madame ! madame ! Oui, que le comte vous surprenne au lit ; c’est lui qui vous secouera, ma foi…

Elle tire les rideaux du lit et découvre Juliette étendue et immobile.
Est-il possible ! Quoi ! toute vêtue, toute parée, et recouchée ! Il faut que je la réveille… Madame ! madame ! madame ! Ô malheur ! faut-il ! que je sois jamais née !… Holà, de l’eau-de-vie !… Monseigneur ! Madame !

Entre lady Capulet.

LADY CAPULET.
Quel est ce bruit ?

LA NOURRICE.
Ô jour lamentable !

LADY CAPULET.
Qu’y a-t-il ?

LA NOURRICEmontrant le lit.
Regardez, regardez ! Ô jour désolant !

LADY CAPULET.
Ciel ! ciel ! Mon enfant, ma vie ! Renais, rouvre les yeux, ou je vais mourir avec toi ! Au secours ! au secours ! appelez au secours !

Entre Capulet.

CAPULET.
Par pudeur, amenez Juliette ; son mari est arrivé.

LA NOURRICE.
Elle est morte, décédée, elle est morte ; ah ! mon Dieu !

LADY CAPULET.
Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est morte !

CAPULETs’approchant de Juliette.
Ah ! que je la voie !… C’est fini, hélas ! elle est froide ! Son sang est arrêté et ses membres sont roides. La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. La mort est sur elle, comme une gelée précoce sur la fleur des champs la plus suave !

LA NOURRICE.
Ô jour lamentable !

LADY CAPULET.
Douloureux moment !

CAPULET.
La mort qui me l’a prise pour me faire gémir enchaîne ma langue et ne me laisse pas parler.

Entrent frère laurence et Pâris suivi de musiciens.

LAURENCE.
Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l’église ?

CAPULET.
Prête à y aller, mais pour n’en pas revenir !

À Pâris.
Ô mon fils, la nuit qui précédait tes noces, la mort est entrée dans le lit de ta fiancée, et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. Le sépulcre est mon gendre, le sépulcre est mon héritier, le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je vais mourir et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre.

PÂRIS.
N’ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, que pour qu’elle me donnât un pareil spectacle !

LADY CAPULET.
Jour maudit, malheureux, misérable, odieux ! Heure la plus atroce qu’ait jamais vu le temps dans le cours laborieux de son pèlerinage ! Rien qu’une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, rien qu’un seul être pour me réjouir et me consoler, et la mort cruelle l’arrache de mes bras !

LA NOURRICE.
Ô douleur ! ô douloureux, douloureux, douloureux jour ! Jour lamentable ! jour le plus douloureux que jamais, jamais j’aie vu ! Ô jour ! ô jour ! ô jour ! ô jour odieux ! Jamais jour ne fut plus sombre ! Ô jour douloureux ! ô jour douloureux !

PÂRIS.
Déçue, divorcée, frappée, accablée, assassinée ! Oui, détestable mort, déçue par toi, ruinée par toi, cruelle, cruelle ! Ô mon amour ! ma vie… Non, tu n’es plus ma vie, tu es mon amour dans la mort !

CAPULET.
Honnie, désolée, navrée, martyrisée, tuée ! Sinistre catastrophe, pourquoi es-tu venue détruire, détruire notre solennité ?… Ô mon enfant ! mon enfant ! mon enfant ! Non ! toute mon âme ! Quoi, tu es mortel… Hélas ! mon enfant est morte, et, avec mon enfant, sont ensevelies toutes mes joies !

LAURENCE.
Silence, n’avez-vous pas de honte ? Le remède aux maux désespérés n’est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, vous vous partagiez cette belle enfant ; maintenant le ciel l’a tout entière, et pour elle c’est tant mieux. Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, mais le ciel garde sa part dans l’éternelle vie. Une haute fortune était tout ce que vous lui souhaitiez ; c’était le ciel pour vous de la voir s’élever, et vous pleurez maintenant qu’elle s’élève, au-dessus des nuages, jusqu’au ciel même ! Oh ! vous aimez si mal votre enfant que vous devenez fou en voyant qu’elle est bien. Vivre longtemps mariée, ce n’est pas être bien mariée ; la mieux mariée est celle qui meurt jeune. Séchez vos larmes et attachez vos branches de romarin sur ce beau corps ; puis, selon la coutume, portez-la dans sa plus belle parure à l’église. Car, bien que la faible nature nous force tous à pleurer, les larmes de la nature font sourire la raison.

CAPULET.
Tous nos préparatifs de fête se changent en appareil funèbre : notre concert devient un glas mélancolique ; notre repas de noces, un triste banquet d’obsèques ; nos hymnes solennels, des chants lugubres. Notre bouquet nuptial sert pour une morte, et tout change de destination.

LAURENCE.
Retirez-vous, monsieur, et vous aussi, madame, et vous aussi, messire Pâris ; que chacun se prépare à escorter cette belle enfant jusqu’à son tombeau. Le ciel s’appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense ; ne l’irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté suprême.

Sortent Capulet, lady Capulet, Pâris et frère Laurence.

PREMIER MUSICIEN.
Nous pouvons serrer nos flûtes et partir.

LA NOURRICE.
Ah ! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes amis ; car, comme vous voyez, la situation est lamentable.

PREMIER MUSICIEN.
Oui, et je voudrais qu’on pût l’amender.

Sort la nourrice.

Entre Pierre.

PIERRE.
Musiciens ! Oh ! musiciens, vite Gaieté du cœur ! Gaieté du cœur ! Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Gaieté du cœur !

PREMIER MUSICIEN.
Et pourquoi Gaieté du cœur !

PIERRE.
Ô musiciens ! parce que mon cœur lui-même joue l’air de Mon cœur est triste. Ah ! Jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me consoler.

DEUXIÈME MUSICIEN.
Pas la moindre complainte ; ce n’est pas le moment de jouer à présent.

PIERRE.
Vous ne voulez pas, alors ?

LES MUSICIENS.
Non.

PIERRE.
Alors vous allez l’avoir solide.

PREMIER MUSICIEN.
Qu’est-ce que nous allons avoir ?

PIERRE.
Ce n’est pas de l’argent, morbleu, c’est une raclée, méchants racleurs !

PREMIER MUSICIEN.
Méchant valet !

PIERRE.
Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la perruque. Je ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en donnerai des fa-dièses, moi, sur les épaules, notez bien.

PREMIER MUSICIEN.
En nous donnant le fa-dièse, c’est vous qui nous noterez.

DEUXIÈME MUSICIEN.
Voyons, rengainez votre dague et dégainez votre esprit.

PIERRE.
En garde donc ! Je vais vous attaquer à la pointe de l’esprit et rengainer ma pointe d’acier… Ripostez-moi en hommes.

Il chante.

Quand une douleur poignante blesse le cœur
Et qu’une morne tristesse accable l’esprit,
Alors la musique au son argentin…

Pourquoi son argentin ? Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin ? Répondez, Simon Corde-à-Boyau !

PREMIER MUSICIEN.
Eh ! parce que l’argent a le son fort doux.

PIERRE.
Joli !… Répondez, vous, Hugues Rebec !

DEUXIÈME MUSICIEN.
La musique a le son argentin, parce que les musiciens la font sonner pour argent.

PIERRE.
Joli aussi !… Répondez, vous, Jacques Serpent.

TROISIÈME MUSICIEN.
Ma foi, je ne sais que dire.

PIERRE.
Oh ! j’implore votre pardon : vous êtes le chanteur de la bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font rarement sonner l’or.

Il chante.

Alors la musique au son argentin
Apporte promptement le remède.

Il sort.

PREMIER MUSICIEN.
Voilà un fieffé coquin !

DEUXIÈME MUSICIEN.
Qu’il aille se faire pendre !… Sortons, nous autres ! attendons le convoi, et nous resterons à dîner.

Ils sortent.

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