SCÈNE IX


Une rue.

Entrent Benvolio et Mercutio.

MERCUTIO.
Où diable ce Roméo peut-il être ? Est-ce qu’il n’est pas rentré cette nuit ?

BENVOLIO.
Non, pas chez son père ; j’ai parlé à son valet.

MERCUTIO.
Ah ! cette pâle fille au cœur de pierre, cette Rosaline, le tourmente tant qu’à coup sûr il en deviendra fou.

BENVOLIO.
Tybalt, le parent du vieux Capulet, lui a envoyé une lettre chez son père.

MERCUTIO.
Un cartel, sur mon âme !

BENVOLIO.
Roméo répondra.

MERCUTIO.
Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre.

BENVOLIO.
C’est à l’auteur de la lettre qu’il répondra : provocation pour provocation.

MERCUTIO.
Hélas ! pauvre Roméo ! Il est déjà mort : poignardé par l’œil noir d’une blanche donzelle, frappé à l’oreille par un chant d’amour, atteint au beau milieu du cœur par la flèche de l’aveugle archerot… Est-ce là un homme en état de tenir tête à Tybalt ?

BENVOLIO.
Eh ! qu’est-ce donc que ce Tybalt ?

MERCUTIO.
Plutôt le prince des tigres que des chats, je puis vous le dire. Oh ! il est le courageux capitaine du point d’honneur. Il se bat comme vous modulez un air, observe les temps, la mesure et les règles, allonge piano, une, deux, trois, et vous touche en pleine poitrine. C’est un pourfendeur de boutons de soie, un duelliste, un duelliste, un gentilhomme de première salle, qui ferraille pour la première cause venue.

Il se met en garde et se fend.
Oh ! la botte immortelle ! la riposte en tierce ! touché !

BENVOLIO.
Quoi donc ?

MERCUTIO
Au diable ces merveilleux grotesques avec leur zézaiement, et leur affectation, et leur nouvel accent !

Changeant de voix.
Jésus ! la bonne lame ! le bel homme ! l’excellente putain ! Ah ! mon grand-père, n’est-ce pas chose lamentable que nous soyons ainsi harcelés par ces moustiques étrangers, par ces colporteurs de modes qui nous poursuivent de leurs pardonnez-moi, et qui, tant ils sont rigides sur leurs nouvelles formes, ne sauraient plus s’asseoir à l’aise sur nos vieux escabeaux ? Peste soit de leurs bonjours et de leurs bonsoirs !

Entre Roméo, rêveur.

BENVOLIO.
Voici Roméo ! Voici Roméo !

MERCUTIO.
N’ayant plus que les os ! sec comme un hareng saur ! Oh ! pauvre chair, quel triste maigre tu fais !… Voyons, donne-nous un peu de cette poésie dont débordait Pétrarque : comparée à ta dame, Laure n’était qu’une fille de cuisine, bien que son chantre sût mieux rimer que toi ; Didon, une dondon ; Cléopâtre, une gipsy ; Hélène, une catin ; Héro, une gourgandine ; Thisbé, un œil d’azur, mais sans éclat ! Signor Roméo, bonjour ! À votre culotte française le salut français !… Vous nous avez joués d’une manière charmante hier soir.

ROMÉO.
Salut à tous deux !… que voulez-vous dire ?

MERCUTIO.
Eh ! vous ne comprenez pas ? vous avez fait une fugue, une si belle fugue !

ROMÉO.
Pardon, mon cher Mercutio, j’avais une affaire urgente ; et, dans un cas comme le mien, il est permis à un homme de brusquer la politesse.

MERCUTIO.
Autant dire que, dans un cas comme le vôtre, un homme est forcé de fléchir le jarret pour…

ROMÉO.
Pour tirer sa révérence.

MERCUTIO.
Merci. Tu as touché juste.

ROMÉO.
C’est l’explication la plus bienséante.

MERCUTIO.
Sache que je suis la rose de la bienséance.

ROMÉO.
Fais-la-moi sentir.

MERCUTIO.
La rose même !

ROMÉO, montrant sa chaussure couverte de rubans.
Mon escarpin t’en offre la rosette !

MERCUTIO.
Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu’à ce que ton escarpin soit éculé ; quand il n’aura plus de talon, tu pourras du moins appuyer sur la pointe.

ROMÉO.
Plaisanterie de va-nu-pieds !

MERCUTIO.
Au secours, bon Benvolio ! mes esprits se dérobent.

ROMÉO.
Donne-leur du fouet et de l’éperon ; sinon, je crie : victoire !

MERCUTIO.
Si c’est à la course des oies que tu me défies, je me récuse : il y a de l’oie dans un seul de tes esprits plus que dans tous les miens… M’auriez-vous pris pour une oie ?

ROMÉO.
Je ne t’ai jamais pris pour autre chose.

MERCUTIO.
Je vais te mordre l’oreille pour cette plaisanterie-là.

ROMÉO.
Non. Bonne oie ne mord pas.

MERCUTIO.
Ton esprit est comme une pomme aigre : il est à la sauce piquante.

ROMÉO.
N’est-ce pas ce qu’il faut pour accommoder l’oie grasse ?

MERCUTIO.
Esprit de chevreau ! cela prête à volonté : avec un pouce d’ampleur on en fait long comme une verge.

ROMÉO.
Je n’ai qu’à prêter l’ampleur à l’oie en question ; cela suffit : te voilà déclaré… grosse oie.

Ils éclatent de rire.

MERCUTIO.
Eh bien, ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre par amour ? Te voilà sociable, à présent, te voilà redevenu Roméo ; te voilà ce que tu dois être, de par l’art et de par la nature. Crois-moi, cet amour grognon n’est qu’un grand nigaud qui s’en va, tirant la langue, et cherchant un trou où fourrer sa… marotte.

BENVOLIO.
Arrête-toi là, arrête-toi là.

MERCUTIO.
Tu veux donc que j’arrête mon histoire à contre-poil ?

BENVOLIO.
Je craignais qu’elle ne fût trop longue.

MERCUTIO.
Oh ! tu te trompes : elle allait être fort courte ; car je suis à bout et je n’ai pas l’intention d’occuper la place plus longtemps.

ROMÉO.
Voilà qui est parfait.

Entrent la Nourrice et Pierre.

MERCUTIO.
Une voile ! une voile ! une voile !

BENVOLIO.
Deux voiles ! deux voiles ! une culotte et un jupon.

LA NOURRICE.
Pierre !

PIERRE.
Voilà !

LA NOURRICE.
Mon éventail, Pierre.

MERCUTIO.
Donne-le-lui, bon Pierre, qu’elle cache son visage, son éventail est moins laid.

LA NOURRICE.
Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes !

MERCUTIO.
Dieu vous donne le bonsoir, ma gentille femme !

LA NOURRICE.
C’est donc déjà le soir ?

MERCUTIO.
Oui, déjà, je puis vous le dire, car l’index libertin du cadran est en érection sur midi.

LA NOURRICE.
Diantre de vous ! quel homme êtes-vous donc ?

ROMÉO.
Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire injure à lui-même.

LA NOURRICE.
Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à lui-même, a-t-il dit ?… Messieurs, quelqu’un de vous saurait-il m’indiquer où je puis trouver le jeune Roméo ?

ROMÉO.
Je puis vous l’indiquer : pourtant le jeune Roméo, quand vous l’aurez trouvé, sera plus vieux qu’au moment où vous vous êtes mise à le chercher. Je suis le plus jeune de ce nom-là, à défaut d’un pire.

LA NOURRICE.
Fort bien !

MERCUTIO.
C’est le pire qu’elle trouve fort bien ! bonne remarque, ma foi, fort sensée, fort sensée.

LA NOURRICE, à Roméo.
Si vous êtes Roméo, monsieur, je désire vous faire une courte confidence.

BENVOLIO.
Elle va le convier à quelque souper.

MERCUTIO.
Une maquerelle ! une maquerelle ! une maquerelle ! Taïaut !

ROMÉO, à Mercutio.
Quel gibier as-tu donc levé ?

MERCUTIO.
Ce n’est pas précisément un lièvre, mais une bête à poil, rance comme la venaison moisie d’un pâté de carême.

Il chante.

Un vieux lièvre faisandé.
Quoiqu’il ait le poil gris,
Est un fort bon plat de carême ;
Mais un vieux lièvre faisandé.
A trop longtemps duré,
S’il est moisi avant d’être fini.

Roméo, venez-vous chez votre père ? Nous y allons dîner.

ROMÉO.
Je vous suis.

MERCUTIO, saluant la nourrice.
Adieu, l’antique dame, adieu, la dame, la dame, la dame !

Sortent Mercutio et Benvolio.

LA NOURRICE.
Oui, morbleu, adieu ! Dites-moi donc quel est cet impudent fripier qui a débité tant de vilenies ?

ROMÉO.
C’est un gentilhomme, nourrice, qui aime à s’entendre parler, et qui en dit plus en une minute qu’il ne pourrait en écouter en un mois.

LA NOURRICE.
S’il s’avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la raison, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce ; et si je ne le puis moi-même, j’en trouverai qui y parviendront. Le polisson ! le malotru ! Je ne suis pas une de ses drôlesses ; je ne suis pas une de ses femelles !

À Pierre.
Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu permettes au premier croquant venu d’user de moi à sa guise !

PIERRE.
Je n’ai vu personne user de vous à sa guise ; si je l’avais vu, ma lame aurait bien vite été dehors, je vous le garantis. Je suis aussi prompt qu’un autre à dégainer quand je vois occasion pour une bonne querelle, et que la loi est de mon côté.

LA NOURRICE.
Vive Dieu ! je suis si vexée que j’en tremble de tous mes membres !… Le polisson ! le malotru !… De grâce, monsieur, un mot ! Comme je vous l’ai dit, ma jeune maîtresse m’a chargée d’aller à votre recherche… Ce qu’elle m’a chargée de vous dire, je le garde pour moi… Mais d’abord laissez-moi vous déclarer que, si vous aviez l’intention, comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait une façon d’agir très grossière, comme on dit : car la demoiselle est si jeune ! Si donc il vous arrivait de jouer double jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à une demoiselle, et un procédé très mesquin.

ROMÉO.
Nourrice, recommande-moi à ta dame et maîtresse. Je te jure…

LA NOURRICE.
L’excellent cœur ! Oui, ma foi, je le lui dirai. Seigneur ! Seigneur ! elle va être bien joyeuse.

ROMÉO.
Que lui diras-tu, nourrice ? Tu ne m’écoutes pas.

LA NOURRICE.
Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon avis, est une action toute gentilhommière.

ROMÉO.
Dis-lui de trouver quelque moyen d’aller à confesse cette après-midi ; c’est dans la cellule de frère Laurence qu’elle sera confessée et mariée. Voici pour ta peine.

Il lui offre la bourse.

LA NOURRICE.
Non vraiment, monsieur, pas un denier !

ROMÉO.
Allons ! il le faut, te dis-je.

LA NOURRICE, prenant la bourse.
Cette après-midi, monsieur ? Bon, elle sera là.

ROMÉO.
Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur de l’abbaye. Avant une heure, mon valet ira te rejoindre et t’apportera une échelle de corde : ce sont les haubans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit, monter au hunier de mon bonheur… Adieu ! Recommande-moi à ta maîtresse.

LA NOURRICE.
Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse ! Écoutez, monsieur.

ROMÉO.
Qu’as-tu à dire, ma chère nourrice ?

LA NOURRICE.
Votre valet est-il discret ? Vous connaissez sans doute le proverbe : Deux personnes, hormis une, peuvent garder un secret.

ROMÉO.
Rassure-toi : mon valet est éprouvé comme l’acier.

LA NOURRICE.
Bien, monsieur : ma maîtresse est bien la plus charmante dame… Seigneur ! Seigneur !… Quand elle n’était encore qu’un petit être babillard !… Oh ! il y a en ville un grand seigneur, un certain Pâris, qui voudrait bien tâter du morceau ; mais elle, la bonne âme, elle aimerait autant voir un crapaud, un vrai crapaud, que de le voir, lui. Je la fâche quelquefois quand je lui dis que Pâris est l’homme qui lui convient le mieux : ah ! je vous le garantis, quand je dis ça, elle devient aussi pâle que n’importe quel linge au monde… Romarin et Roméo commencent tous deux par la même lettre, n’est-ce pas ?

ROMÉO.
Oui, nourrice. L’un et l’autre commencent par un R. Après ?

LA NOURRICE.
Ah ! vous dites ça d’un air moqueur. Un R, c’est bon pour le nom d’un chien, puisque c’est un grognement de chien… Je suis bien sûre que Roméo commence par une autre lettre… Allez, elle dit de si jolies sentences sur vous et sur le romarin, que cela vous ferait du bien de les entendre.

ROMÉO.
Recommande-moi à ta maîtresse.

Il sort.

LA NOURRICE.
Oui, mille fois !… Pierre !

PIERRE.
Voilà !

LA NOURRICE.
En avant, et lestement.

Ils sortent.

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