SCÈNE XII


Vérone. La promenade du Cours près de la porte des Borsari.

Entrent Mercutio, Benvolio, un page et des valets.

BENVOLIO.
Je t’en prie, bon Mercutio, retirons-nous ; la journée est chaude ; les Capulets sont dehors, et, si nous les rencontrons, nous ne pourrons pas éviter une querelle : car, dans ces jours de chaleur, le sang est furieusement excité !

MERCUTIO.
Tu m’as tout l’air d’un de ces gaillards qui, dès qu’ils entrent dans une taverne, me flanquent leur épée sur la table en disant : Dieu veuille que je n’en aie pas besoin ! et qui, à peine la seconde rasade a-t-elle opéré, dégainent contre le cabaretier, sans qu’en réalité il en soit besoin.

BENVOLIO.
Moi ! j’ai l’air d’un de ces gaillards-là ?

MERCUTIO.
Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n’importe quel drille d’Italie ; personne n’a plus d’emportement que toi à prendre de l’humeur et personne n’est plus d’humeur à s’emporter.

BENVOLIO.
Comment cela ?

MERCUTIO.
Oui, s’il existait deux êtres comme toi, nous n’en aurions bientôt plus un seul, car l’un tuerait l’autre. Toi ! mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton un poil de plus ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des noix, par cette unique raison que tu as l’œil couleur noisette : il faut des yeux comme les tiens pour découvrir là un grief ! Ta tête est pleine de querelles, comme l’œuf est plein du poussin ; ce qui ne l’empêche pas d’être vide, comme l’œuf cassé, à force d’avoir été battue à chaque querelle. Tu t’es querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce qu’il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n’as-tu pas cherché noise à un tailleur parce qu’il portait un pourpoint neuf avant Pâques, et à un autre parce qu’il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban ? Et c’est toi qui me fais un sermon contre les querelles !

BENVOLIO.
Si j’étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en nue propriété au premier acheteur qui m’assurerait une heure et quart d’existence.

MERCUTIO.
En nue propriété ! Voilà qui serait propre !

Entrent Tybalt, Pétruchio et quelques partisans.

BENVOLIO.
Sur ma tête, voici les Capulets.

MERCUTIO.
Par mon talon, je ne m’en soucie pas.

TYBALT, à ses amis.
Suivez-moi de près, car je vais leur parler…

À Mercutio et à Benvolio.
Bonsoir, messieurs : un mot à l’un de vous.

MERCUTIO.
Rien qu’un mot ? Accouplez-le à quelque chose : donnez le mot et le coup.

TYBALT.
Vous m’y trouverez assez disposé, messire, pour peu que vous m’en fournissiez l’occasion.

MERCUTIO.
Ne pourriez-vous pas prendre l’occasion sans qu’on vous la fournît ?

TYBALT.
Mercutio, tu es de concert avec Roméo…

MERCUTIO.
De concert ! Comment ! nous prends-tu pour des ménestrels ? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare toi à n’entendre que désaccords.

Mettant la main sur son épée.
Voici mon archet ; voici qui vous fera danser. Sang-dieu, de concert !

BENVOLIO.
Nous parlons ici sur la promenade publique ; ou retirons-nous dans quelque lieu écarté, ou raisonnons froidement de nos griefs, ou enfin séparons-nous. Ici tous les yeux se fixent sur nous.

MERCUTIO.
Les yeux des hommes sont faits pour voir : laissons-les se fixer sur nous : aucune volonté humaine ne me fera bouger, moi !

Entre Roméo.

TYBALTà Mercutio.
Allons, la paix soit avec vous, messire !

Montrant Roméo.
Voici mon homme.

MERCUTIO.
Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre livrée : morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite ; c’est dans ce sens-là que Votre Seigneurie peut l’appeler son homme.

TYBALT.
Roméo, l’amour que je te porte ne me fournit pas de terme meilleur que celui-ci : Tu es un infâme !

ROMÉO.
Tybalt, les raisons que j’ai de t’aimer me font excuser la rage qui éclate par un tel salut… Je ne suis pas un infâme… Ainsi, adieu : je vois que tu ne me connais pas.

Il va pour sortir.

TYBALT.
Enfant, ceci ne saurait excuser les injures que tu m’as faites : tourne-toi donc, et en garde !

ROMÉO.
Je proteste que je ne t’ai jamais fait injure, et que je t’aime d’une affection dont tu n’auras idée que le jour où tu en connaîtras les motifs… Ainsi, bon Capulet… (ce nom m’est aussi cher que le mien), tiens-toi pour satisfait.

MERCUTIO.
Ô froide, déshonorante, ignoble soumission ! Une estocade pour réparer cela !

Il met l’épée à la main.
Tybalt, tueur de rats, voulez-vous faire un tour ?

TYBALT.
Que veux-tu de moi ?

MERCUTIO.
Rien, bon roi des chats, rien qu’une de vos neuf vies ; celle-là, j’entends m’en régaler, me réservant, selon votre conduite future à mon égard, de mettre en hachis les huit autres. Tirez donc vite votre épée par les oreilles, ou, avant qu’elle soit hors de l’étui, vos oreilles sentiront la mienne.

TYBALTl’épée à la main.
Je suis à vous.

ROMÉO.
Mon bon Mercutio, remets ton épée.

MERCUTIO, à Tybalt.
Allons, messire, votre meilleure passe !

Ils se battent.

ROMÉO.
Dégaine, Benvolio, et abattons leurs armes… Messieurs, par pudeur, reculez devant un tel outrage : Tybalt ! Mercutio ! Le prince a expressément interdit les rixes dans les rues de Vérone… Arrêtez, Tybalt ! cher Mercutio !

Roméo étend son épée entre les combattants. Tybalt atteint Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s’enfuit avec ses partisans.

MERCUTIO.
Je suis blessé… Malédiction sur les deux maisons !… Je suis expédié… Il est parti ! Est-ce qu’il n’a rien ?

Il chancelle.

BENVOLIOsoutenant Mercutio.
Quoi, es-tu blessé ?

MERCUTIO.
Oui, oui, une égratignure, une égratignure ; morbleu, c’est bien suffisant… Où est mon page ? Maraud, va me chercher un chirurgien.

Le page sort.

ROMÉO.
Courage, ami : la blessure ne peut être sérieuse.

MERCUTIO.
Non, elle n’est pas aussi profonde qu’un puits, ni aussi large qu’une porte d’église ! mais elle est suffisante, elle peut compter : demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j’aurai la gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas monde… Malédiction sur vos deux maisons !… Moi, un homme, être égratigné à mort par un chien, un rat, une souris, un chat ! par un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d’arithmétique !

À Roméo.
Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous ? J’ai reçu le coup par-dessous votre bras.

ROMÉO.
J’ai cru faire pour le mieux.

MERCUTIO.
Aide-moi jusqu’à une maison, Benvolio, ou je vais défaillir… Malédiction sur vos deux maisons ! Elles ont fait de moi de la viande à vermine… Oh ! j’ai reçu mon affaire, et bien à fond… Vos maisons !…

Mercutio sort, soutenu par Benvolio.

ROMÉOseul.
Donc un bon gentilhomme, le proche parent du prince, mon intime ami, a reçu le coup mortel pour moi, après l’outrage déshonorant fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une heure est mon cousin !… Ô ma douce Juliette, ta beauté m’a efféminé ; elle a amolli la trempe d’acier de ma valeur !

Rentre Benvolio.

BENVOLIO.
Ô Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort : Ce galant esprit a aspiré la nuée, trop tôt dégoûté de cette terre.

ROMÉO.
Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité : il commence le malheur, d’autres doivent l’achever.

Rentre Tybalt.

BENVOLIO.
Voici le furieux Tybalt qui revient.

ROMÉO.
Vivant ! triomphant ! et Mercutio tué ! Remonte au ciel, circonspecte indulgence, et toi, furie à l’œil de flamme, sois mon guide maintenant ! Ah ! Tybalt, reprends pour toi ce nom d’infâme que tu m’as donné tout à l’heure : l’âme de Mercutio n’a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes, elle attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous deux, nous allions le rejoindre.

TYBALT.
Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas : c’est toi qui partiras d’ici avec lui.

ROMÉOmettant l’épée à la main.
Voici qui en décidera.

Ils se battent. Tybalt tombe.

BENVOLIO.
Fuis, Roméo, va-t’en ! Les citoyens sont sur pied, et Tybalt est tué… Ne reste pas là stupéfait. Le prince va te condamner à mort, si tu es pris… Hors d’ici ! va-t’en ! fuis !

ROMÉO.
Oh ! Je suis le bouffon de la fortune !

BENVOLIO.
Qu’attends-tu donc ?

Roméo s’enfuit.

Entre une foule de citoyens armés.

PREMIER CITOYEN.
Par où s’est enfui celui qui a tué Mercutio ? Tybalt, ce meurtrier par où s’est-il enfui ?

BENVOLIO.
Ce Tybalt, le voici à terre !

PREMIER CITOYEN.
Debout, monsieur, suivez-moi : je vous somme de m’obéir au nom du prince.

Entrent le prince et sa suite, Montague, Capulet, lady Montague, lady Capulet et d’autres.

LE PRINCE.
Où sont les vils promoteurs de cette rixe ?

BENVOLIO.
Ô noble prince, je puis te révéler toutes les circonstances douloureuses de cette fatale querelle.

Montrant le corps de Tybalt.
Voici l’homme qui a été tué par le jeune Roméo, après avoir tué ton parent, le jeune Mercutio.

LADY CAPULETse penchant sur le corps.
Tybalt, mon neveu !… Oh ! l’enfant de mon frère ! Oh ! prince !… Oh ! mon neveu !… mon mari ! C’est le sang de notre cher parent qui a coulé !… Prince, si tu es juste, verse le sang des Montagues pour venger notre sang… Oh ! mon neveu ! mon neveu !

LE PRINCE.
Benvolio, qui a commencé cette rixe ?

BENVOLIO.
Tybalt, que vous voyez ici, tué de la main de Roméo. En vain Roméo lui parlait sagement, lui disait de réfléchir à la futilité de la querelle, et le mettait en garde contre votre auguste déplaisir… Tout cela, dit d’une voix affable, d’un air calme, avec l’humilité d’un suppliant agenouillé, n’a pu faire trêve à la fureur indomptable de Tybalt, qui, sourd aux paroles de paix, a brandi la pointe de son épée contre la poitrine de l’intrépide Mercutio. Mercutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans ce duel à outrance ; avec un dédain martial, il écarte d’une main la froide mort et de l’autre la retourne contre Tybalt, dont la dextérité la lui renvoie ; Roméo leur crie : Arrêtez, amis ! amis, séparez-vous ! et, d’un geste plus rapide que sa parole, il abat les pointes fatales. Au moment où il s’élance entre eux, passe sous son bras même une botte perfide de Tybalt qui frappe mortellement le fougueux Mercutio. Tybalt s’enfuit alors, puis tout à coup revient sur Roméo, qui depuis un instant n’écoute plus que la vengeance. Leur lutte a été un éclair, car, avant que j’aie pu dégainer pour les séparer, le fougueux Tybalt était tué. En le voyant tomber, Roméo s’est enfui. Que Benvolio meure si telle n’est pas la vérité !

LADY CAPULETdésignant Benvolio.
Il est parent des Montagues ; l’affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité ! Une vingtaine d’entre eux se sont ligués pour cette lutte criminelle, et il a fallu qu’ils fussent vingt pour tuer un seul homme ! Je demande justice, fais-nous justice, prince. Roméo a tué Tybalt ; Roméo ne doit plus vivre.

LE PRINCE.
Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio : qui maintenant me payera le prix d’un sang si cher ?

MONTAGUE.
Ce ne doit pas être Roméo, prince, il était l’ami de Mercutio. Sa faute n’a fait que terminer ce que la loi eût tranché, la vie de Tybalt.

LE PRINCE.
Et, pour cette offense, nous l’exilons sur-le-champ. Je suis moi-même victime de vos haines ; mon sang coule pour vos brutales disputes ; mais je vous imposerai une si rude amende que vous vous repentirez tous du malheur dont je souffre. Je serai sourd aux plaidoyers et aux excuses ; ni larmes ni prières ne rachèteront les torts ; elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte de partir ; l’heure où on le trouverait ici serait pour lui la dernière. Qu’on emporte ce corps et qu’on défère à notre volonté : la clémence ne fait qu’assassiner en pardonnant à ceux qui tuent.

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