Acte V - Scène III



(Dorante, Mélisse, Lyse, Cliton)

Mélisse
Au bruit de vos soupirs, tremblante et sans couleur,
Je viens savoir de vous mon crime, ou mon malheur,
Si j'en suis le sujet, si j'en suis le remède,
Si je puis le guérir, ou s'il faut que j'y cède ;
Si je dois, ou vous plaindre, ou me justifier,
Et de quels ennemis il faut me défier.

Dorante
De mon mauvais destin, qui seul me persécute.

Mélisse
À ses injustes lois que faut-il que j'impute ?

Dorante
Le coup le plus mortel dont il m'eût pu frapper.

Mélisse
Est-ce un mal que mes yeux ne puissent dissiper ?

Dorante
Votre amour le fait naître, et vos yeux le redoublent.

Mélisse
Si je ne puis calmer les soucis qui vous troublent,
Mon amour avec vous saura les partager.

Dorante
Ah ! Vous les aigrissez, les voulant so ulager !
Puis-je voir tant d'amour avec tant de mérite,
Et dire sans mourir qu'il faut que je vous quitte ?

Mélisse
Vous me quittez ! O ciel ! Mais, Lyse, soutenez :
Je sens manquer la force à mes sens étonnés.

Dorante
Ne croissez point ma plaie, elle est assez ouverte :
Vous me montrez en vain la grandeur de ma perte.
Ce grand excès d'amour que font voir vos douleurs
Triomphe de mon cœur sans vaincre mes malheurs :
On ne m'arrête pas pour redoubler mes chaînes,
On redouble ma flamme, on redouble mes peines,
Mais tous ces nouveaux feux qui viennent m'embraser
Me donnent seulement plus de fers à briser.

Mélisse
Donc à m'abandonner votre âme est résolue ?

Dorante
Je cède à la rigueur d'une force absolue.

Mélisse
Votre manque d'amour vous y fait consentir.

Dorante
Traitez-moi de volage, et me laissez partir :
Vous me serez plus douce en m'étant plus cruelle.
Je ne pars toutefois que pour être fidèle.
À quelques lois par là qu'il me faille obéir,
Je m'en révolterais, si je pouvais trahir.
Sachez-en le sujet, et peut-être, Madame,
Que vous-même avouerez, en lisant dans mon âme,
Qu'il faut plaindre Dorante au lieu de l'accuser,
Que plus il quitte en vous, plus il est à priser,
Et que tant de faveurs dessus lui répandues
Sur un indigne objet ne sont pas descendues.
Je ne vous redis point combien il m'était doux
De vous connaître enfin, et de loger chez vous,
Ni comme avec transport je vous ai rencontrée ;
Par cette porte, hélas ! mes maux ont pris entrée,
Par ce dernier bonheur mon bonheur s'est détruit.
Ce funeste départ en est l'unique fruit,
Et ma bonne fortune, à moi-même contraire,
Me fait perdre la sœur par la faveur du frère :
Le cœur enflé d'amour et de ravissement,
J'allais rendre à Philiste un mot de compliment,
Mais lui tout aussitôt, sans le vouloir entendre :
"Cher ami, m'a-t-il dit, vous logez chez Cléandre,
Vous aurez vu sa sœur ; je l'aime, et vous pouvez
Me rendre beaucoup plus que vous ne me devez ;
En faveur de mes feux parlez à cette belle,
Et comme mon amour a peu d'accès chez elle,
Faites l'occasion quand je vous irai voir." ;
À ces mots j'ai frémi sous l'horreur du devoir ;
Par ce que je lui dois, jugez de ma misère,
Voyez ce que je puis, et ce que je dois faire.
Ce cœur, qui le trahit s'il vous aime aujourd'hui,
Ne vous trahit pas moins s'il vous parle pour lui :
Ainsi, pour n'offenser son amour ni le vôtre,
Ainsi, pour n'être ingrat ni vers l'un ni vers l'autre,
J'ôte de votre vue un amant malheureux,
Qui ne peut plus vous voir sans vous trahir tous deux,
Lui, puisqu'à son amour j'oppose ma présence,
Vous, puisqu'en sa faveur je m'impose silence.

Mélisse
C'est à Philiste donc que vous m'abandonnez ?
Ou plutôt c'est Philiste à qui vous me donnez ?
Votre amitié trop ferme, ou votre amour trop lâche,
M'ôtant ce qui me plaît, me rend ce qui me fâche ?
Que c'est à contre-temps faire l'amant discret,
Qu'en ces occasions conserver un secret !
Il fallait découvrir… Mais, simple ! Je m'abuse :
Un amour si léger eût mal servi d'excuse ;
Un bien acquis sans peine est un trésor en l'air ;
Ce qui coûte si peu ne vaut pas en parler,
La garde en importune, et la perte en console,
Et pour le retenir c'est trop qu'une parole.

Dorante
Quelle excuse, Madame ! Et quel remercîment !
Et quel compte eût-il fait d'un amour d'un moment,
Allumé d'un coup d'œil ? Car lui dire autre chose,
Lui conter de vos feux la véritable cause,
Que je vous sauve un frère, et qu'il me doit le jour,
Que la reconnaissance a produit votre amour,
C'était mettre en sa main le destin de Cléandre,
C'était trahir ce frère en voulant vous défendre,
C'était me repentir de l'avoir conservé,
C'était l'assassiner après l'avoir sauvé,
C'était désavouer ce généreux silence
Qu'au péril de mon sang garda mon innocence,
Et perdre, en vous forçant à ne plus m'estimer,
Toutes les qualités qui vous firent m'aimer.

Mélisse
Hélas ! Tout ce discours ne sert qu'à me confondre.
Je n'y puis consentir, et ne sais qu'y r épondre,
Mais je découvre enfin l'adresse de vos coups :
Vous parlez pour Philiste, et vous faites pour vous ;
Vos dames de Paris vous rappellent vers elles ;
Nos provinces pour vous n'en ont point d'assez belles ;
Si dans votre prison vous avez fait l'amant,
Je ne vous y servais que d'un amusement ;
À peine en sortez-vous que vous changez de style ;
Pour quitter la maîtresse il faut quitter la ville.
Je ne vous retiens plus, allez.

Dorante
Puisse à vos yeux
M'écraser à l'instant la colère des cieux,
Si j'adore autre objet que celui de Mélisse,
Si je conçois des vœux que pour votre service,
Et si pour d'autres yeux on m'entend soupirer,
Tant que je pourrai voir quelque lieu d'espérer !
Oui, Madame, souffrez que cette amour persiste,
Tant que l'hymen engage ou Mélisse ou Philiste :
Jusque-là les douceurs de votre souvenir
Avec un peu d'espoir sauront m'entretenir.
J'en jure par vous-même, et ne suis point capable
D'un serment ni plus saint ni plus inviolable.
Mais j'offense Philiste avec un tel serment ;
Pour guérir vos soupçons je nuis à votre amant.
J'effacerai ce crime avec cette prière :
Si vous devez le cœur à qui vous sauve un frère,
Vous ne devez pas moins au généreux secours
Dont tient le jour celui qui conserva ses jours.
Aimez en ma faveur un ami qui vous aime,
Et possédez Dorante en un autre lui-même.
Adieu. Contre vos yeux c'est assez combattu :
Je sens à leurs regards chanceler m a vertu,
Et, dans le triste état où mon âme est réduite,
Pour sauver mon honneur, je n'ai plus que la fuite.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024