Acte III - Scène III



(Dorante, Mélisse déguisée en servante, cachant son visage sous une coiffe, Cliton, Lyse)

Cliton (, à Lyse)
Montre ton passeport. Quoi ! Tu viens les mains vides !
Ainsi détruit le temps les biens les plus solides ;
Et moins d'un jour réduit tout votre heur et le mien
Des louis aux douceurs, et des douceurs à rien.

Lyse
Si j'apportai tantôt, à présent je demande.

Dorante
Que veux-tu ?

Lyse
Ce portrait, que je veux qu'on me rende.

Dorante
As-tu pris du secours pour faire plus de bruit ?

Lyse
J'amène ici ma sœur, parce qu'il s'en va nuit,
Mais vous pensez en vain chercher une défaite ;
Demandez-lui, Monsieur, quelle vie on m'a faite.

Dorante
Quoi ! Ta maîtresse sait que tu me l'as laissé ?

Lyse
Elle s'en est doutée, et je l'ai confessé.

Dorante
Elle s'en est donc mise en colère ?

Lyse
Et si forte,
Que je n'ose rentrer si je ne le rapporte.
Si vous vous obstinez à me le retenir,
Je ne sais dès ce soir, Monsieur, que devenir :
Ma fortune est perdue, et dix ans de service.

Dorante
Ecoute, il n'est pour toi chose que je ne fisse ;
Si je te nuis ici, c'est avec grand regret,
Mais on aura mon cœur avant que ce portrait.
Va dire de ma part à celle qui t'envoie
Qu'il fait tout mon bonheur, qu'il fait toute ma joie,
Que rien n'approcherait de mon ravissement
Si je le possédais de son consentement ;
Qu'il est l'unique bien où mon espoir s e fonde,
Qu'il est le seul trésor qui me soit cher au monde,
Et, quant à ta fortune, il est en mon pouvoir
De la faire monter par-delà ton espoir.

Lyse
Je ne veux point de vous, ni de vos récompenses.

Dorante
Tu me dédaignes trop.

Lyse
Je le dois.

Cliton
Tu l'offenses.
Mais voulez-vous, Monsieur, me croire et vous venger ?
Rendez-lui son portrait pour la faire enrager.

Lyse
O le grand habile homme ! Il y connaît finesse.
C'est donc ainsi, Monsieur, que vous tenez promesse ?
Mais puisque auprès de vous j'ai si peu de crédit,
Demandez à ma sœur ce qu'elle m'en a dit,
Et si c'est sans raison que j'ai tant l'épouvante.

Dorante
Tu verras que ta sœur sera plus obligeante.
Mais si ce grand courroux lui donne autant d'effroi,
Je ferai tout autant pour elle que pour toi.

Lyse
N'importe, parlez-lui : du moins vous saurez d'elle
Avec quelle chaleur j'ai pris votre querelle.

Dorante (, à Mélisse.)
Son ordre est-il si rude ?

Mélisse
Il est assez exprès
Mais, sans mentir, ma sœur vous presse un peu de près :
Quoi qu'elle ait commandé, la chose a deux visages.

Cliton
Comme toutes les deux jouent leurs personnages !

Mélisse
Souvent tout cet effort à ravoir un portrait
N'est que pour voir l'amour par l'état qu'on en fait ;
C'est peut-être, après tout, le dessein de Madame :
Ma sœur, non plus que moi, ne lit pas dans son âme.
En ces occasions il fait bon hasarder,
Et, de force ou de gré, je saurais le garder.
Si vous l'aimez, Monsieur, croyez qu'en son courage
Elle vous aime assez pour vous laisser ce gage ;
Ce serait vous traiter avec trop de rigueur,
Puisque avant ce portrait on aura votre cœur ;
Et je la trouverais d'une humeur bien étrange
Si je ne lui faisais accepter cette échange.
Je l'entreprends pour vous, et vous répondrai bien
Qu'elle aimera ce gage autant comme le sien.

Dorante
O ciel ! Et de quel nom faut-il que je te nomme ?

Cliton
Ainsi font deux soldats qui sont chez le bonhomme :
Quand l'un veut tout tuer, l'autre rabat les coups ;
L'un jure comme un diable, et l'autre file doux.
Les belles, n'en déplaise à tout votre grimoire !
Vous vous entr'entendez comme larrons en foire.

Mélisse
Que dit cet insolent ?

Dorante
C'est un fou qui me sert.

Cliton
Vous dites que…

Dorante (, à Cliton.)
Tais-toi, ta sottise me perd.
(à Mélisse.)
Je suivrai ton conseil, il m'a rendu la vie.

Lyse
Avec sa complaisance à flatter votre envie,
Dans le cœur de Madame, elle croit pénétrer,
Mais son front en rougit, et n'ose se montrer.

Mélisse (, se découvrant.)
Mon front n'en rougit point, et je veux bien qu'il voie
D'où lui vient ce conseil qui lui rend tant de joie.

Dorante
Mes yeux, que vois-je ? Où suis-je ? Etes-vous des flatteurs ?
Si le portrait dit vrai, les habits sont menteurs.
Madame, c'est ainsi que vous savez surprendre ?

Mélisse
C'est ainsi que je tâche à ne me point méprendre,
À voir si vous m'aimez, et savez mériter
Cette parfaite amour que je vous veux porter.
Ce portrait est à vous, vous l'avez su défendre,
Et de plus sur mon cœur vous pouvez tout prétendre,
Mais, par quelque motif que vous l'eussiez rendu,
L'un et l'autre à jamais était pour vous perdu :
Je retirais le cœur en retirant ce gage,
Et vous n'eussiez de moi jamais vu que l'image ;
Voilà le vrai sujet de mon déguisement.
Pour ne rien hasarder j'ai pris ce v êtement,
Pour entrer sans soupçon, pour en sortir de même,
Et ne me point montrer qu'ayant vu si l'on m'aime.

Dorante
Je demeure immobile, et, pour vous répliquer,
Je perds la liberté même de m'expliquer.
Surpris, charmé, confus d'une telle merveille,
Je ne sais si je dors, je ne sais si je veille,
Je ne sais si je vis, et je sais toutefois
Que ma vie est trop peu pour ce que je vous dois,
Que tous mes jours usés à vous rendre service,
Que tout mon sang pour vous offert en sacrifice,
Que tout mon cœur brûlé d'amour pour vos appas,
Envers votre beauté ne m'acquitteraient pas.

Mélisse
Sachez, pour arrêter ce discours qui me flatte,
Que je n'ai pu moins faire, à moins que d'être ingrate.
Vous avez fait pour moi plus que vous ne savez,
Et je vous dois bien plus que vous ne me devez.
Vous m'entendrez un jour. À présent, je vous quitte
Et, malgré mon amour, je romps cette visite :
Le soin de mon honneur veut que j'en use ainsi ;
Je crains à tous moments qu'on me surprenne ici ;
Encor que déguisée, on pourrait me connaître.
Je vous puis cette nuit parler par ma fenêtre,
Du moins si le concierge est homme à consentir,
À force de présents, que vous puissiez sortir.
Un peu d'argent fait tout chez les gens de sa sorte.

Dorante
Mais, après que les dons m'auront ouvert la porte,
Où dois-je vous chercher ?

Mélisse
Ayant su la maison,
Vous pourriez aisément vous informer du nom.
Encore un jour ou deux il me faut vous le taire,
Mais vous n'êtes pas homme à me vouloir déplaire.
Je loge en Bellecour environ au milieu,
Dans un grand pavillon. N'y manquez pas. Adieu.

Dorante
Donnez quelque signal pour plus certaine adresse.

Lyse
Un linge servira de marque plus expresse ;
J'en prendrai soin.

Mélisse
On ouvre, et quelqu'un vous vient voir.
Si vous m'aimez, Monsieur…
Elles abaissent toutes deux leurs coiffes.

Dorante
Je sais bien mon devoir ;
Sur ma discrétion prenez toute assurance.

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