Acte II - Scène II



(Cléandre, Mélisse, Lyse)

Cléandre
Envers ce prisonnier as-tu fait cette feinte,
Ma sœur ?

Mélisse
Sans me connaître, il me croit l'âme atteinte,
Que je l'ai vu conduire en ce triste séjour,
Que ma lettre et l'argent sont des effets d'amour,
Et Lyse, qui l'a vu, m'en dit tant de merveilles
Qu'elle fait presque entrer l'amour par les oreilles.

Cléandre
Ah ! Si tu savais tout !

Mélisse
Elle ne laisse rien :
Elle en vante l'esprit, la taille, le maintien,
Le visage attrayant, et la façon modeste.

Cléandre
Ah ! Que c'est peu de chose au prix de ce qui reste !

Mélisse
Que reste-t-il à dire ? Un courage invaincu ?

Cléandre
C'est le plus généreux qui jamais ait vécu,
C'est le cœur le plus noble, et l'âme la plus haute…

Mélisse
Quoi ! Vous voulez, mon frère, ajouter à sa faute,
Percer avec ces traits un cœur qu'il a blessé,
Et vous-même achever ce qu'elle a commencé ?

Cléandre
Ma sœur, à peine sais-je encor comme il se nomme,
Et je sais qu'on a vu jamais plus honnête homme,
Et que ton frère enfin périrait aujourd'hui,
Si nous avions affaire à tout autre qu'à lui.
Quoique notre partie ait été si secrète
Que j'en dusse espérer une sûre retraite,
Et que Florange et moi, comme je t'ai conté,
Afin que ce duel ne pût être éventé,
Sans prendre de seconds, l'eussions faite de sorte
Que chacun pour sortir choisit diverse porte,
Que nous n'eussions ensemble été vus de huit jours,
Que presque tout le monde ignorât nos amours,
Et que l'occasion me fût si favorable
Que je vis l'innocent saisi pour le coupable,
Je crois te l'avoir dit, qu'il nous vint séparer,
Et que sur son cheval je sus me retirer,
Comme je me montrais, afin que ma présence
Donnât lieu d'en juger une entière innocence,
Sur un bruit épandu que le défunt et moi
D'une même beauté nous adorions la loi,
Un prévôt soupçonneux me saisit dans la rue,
Me mène au prisonnier, et m'expose à sa vue.
Juge quel trouble j'eus de me voir en ces lieux :
Ce cavalier me voit, m'examine des yeux,
Me reconnaît je tremble encore à te le dire.
Mais apprends sa vertu, chère sœur, et l'admire :
Ce grand cœur, se voyant mon destin en la main,
Devient pour me sauver à soi-même inhumain ;
Lui, qui souffre pour moi, sait mon crime et le nie,
Dit que ce qu'on m'impute est une calomnie,
Dépeint le criminel de toute autre façon,
Oblige le prévôt à sortir sans soupçon,
Me promet amitié, m'assure de se taire.
Voilà ce qu'il a fait ; vois ce que je dois faire.

Mélisse
L'aimer, le secourir, et tous deux avouer
Qu'une telle vertu ne se peut trop louer.

Cléandre
Si je l'ai plaint tantôt de souffrir pour mon crime,
Cette pitié, ma sœur, était bien légitime.
Mais ce n'est plus pitié, c'est obligation,
Et le devoir succède à la compassion ;
Nos plus puissants secours ne sont qu'ingratitude.
Mets à les redoubler ton soin et ton étude :
Sous ce même prétexte et ces déguisements
Ajoute à ton argent perles et diamants ;
Qu'il ne manque de rien. Et pour sa délivrance
Je vais de mes amis faire agir la puissance.
Que si tous leurs efforts ne peuvent le tirer,
Pour m'acquitter vers lui j'irai me déclarer.
Adieu. De ton côté prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère.

Mélisse
Je vous obéirai très ponctuellement.

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