Acte I - Scène II



(Dorante, Cliton, Lyse)

Cliton (, à Lyse)
Il ne fait que sortir des mains de trois sergents,
Je t'en veux avertir ; un fol espoir te trouble ;
Il cajole des mieux, mais il n'a pas le double.

Lyse
J'en apporte pour lui.

Cliton
Pour lui ! Tu m'as dupé,
Et je doute sans toi si nous aurions soupé.

Lyse (, montrant une bourse.)
Avec ce passeport suis-je la bienvenue ?

Cliton
Tu nous vas à tous deux donner dedans la vue.

Lyse
Ai-je bien pris mon temps ?

Cliton
Le mieux qu'il se pouvait.
C'est une honnête fille, et Dieu nous la devait.
Monsieur, écoutez-la.

Dorante
Que veut-elle ?

Lyse
Une dame
Vous offre en cette lettre un cœur tout plein de flamme.

Dorante
Une dame ?

Cliton
Lisez sans faire de façons ;
Dieu nous aime, monsieur, comme nous sommes bons,
Et ce n'est pas là tout, l'amour ouvre son coffre,
Et l'argent qu'elle tient vaut bien le cœur qu'elle offre.

Dorante (lit.)
"Au bruit du monde qui vous conduisait prisonnier, j'ai mis les yeux à la fenêtre, et vous ai trouvé de si bonne mine, que mon cœur est allé dans la même prison que vous, et n'en veut point sortir tant que vous y serez. Je ferai mon possible pour vous en tirer au plus tôt. Cependant obligez-moi de vous servir de ces cent pistoles que je vous envoie ; vous en pouvez avoir besoin en l'état où vous êtes, et il m'en demeure assez d'autres à votre service."

Dorante (continue.)
Cette lettre est sans nom.

Cliton
Les mots en sont françois.
(à Lyse.)
Dis-moi, sont-ce louis, ou pistoles de poids ?

Dorante
Tais-toi.

Lyse (, à Dorante.)
Pour ma maîtresse il est de conséquence
De vous taire deux jours son nom et sa naissance ;
Ce secret trop tôt su peut la perdre d'honneur.

Dorante
Je serai cependant aveugle en mon bonheur ?
Et d'un si grand bienfait j'ignorerai la source ?

Cliton (, à Dorante)
Curiosité bas, prenons toujours la bourse.
Souvent c'est perdre tout que vouloir tout savoir.

Lyse (, à Dorante.)
Puis-je la lui donner ?

Cliton (, à Lyse.)
Donne, j'ai tout pouvoir,
Quand même ce serait le trésor de Venise.

Dorante
Tout beau, tout beau, Cliton, il nous faut…

Cliton
Lâcher prise ?
Quoi ! C'est ainsi, Monsieur…

Dorante
Parleras-tu toujours ?

Cliton
Et voulez-vous du ciel renvoyer le secours ?

Dorante
Accepter de l'argent porte en soi quelque honte.

Cliton
Je m'en charge pour vous, et la prends pour mon compte.

Dorante (, à Lyse.)
Ecoute un mot.

Cliton
Je tremble, il va la refuser.

Dorante
Ta maîtresse m'oblige.

Cliton
Il en veut mieux user.
Oyons.

Dorante
Sa courtoisie est extrême et m'étonne ;
Mais…

Cliton
Le diable de mais !

Dorante
Mais qu'elle me pardonne…

Cliton
Je me meurs, je suis mort.

Dorante
Si j'en change l'effet,
Et reçois comme un prêt le don qu'elle me fait.

Cliton
Je suis ressuscité ; prêt ou don, ne m'importe.

Dorante (, à Cliton, et puis à Lyse.)
Prends. Je le lui rendrai même avant que je sorte.

Cliton (, à Lyse.)
Ecoute un mot : tu peux t'en aller à l'instant,
Et revenir demain avec encore autant.
Et vous, Monsieur, songez à changer de demeure :
Vous serez innocent avant qu'il soit une heure.

Dorante (, à Cliton, et puis à Lyse.)
Ne me romps plus la tête, et toi, tarde un moment.
J'écris à ta maîtresse un mot de compliment.
(Dorante va écrire sur la table.)

Cliton
Dirons-nous cependant deux mots de guerre ensemble ?

Lyse
Disons.

Cliton
Contemple-moi.

Lyse
Toi ?

Cliton
Oui, moi. Que t'en semble ?
Dis.

Lyse
Que tout vert et rouge, ainsi qu'un perroquet,
Tu n'es que bien en cage, et n'as que du caquet.

Cliton
Tu ris. Cette action, qu'est-elle ?

Lyse
Ridicule.

Cliton
Et cette main ?

Lyse
De taille à bien ferrer la mule.

Cliton
Cette jambe, ce pied ?

Lyse
Si tu sors des prisons,
Dignes de t'installer aux Petites-Maisons.

Cliton
Ce front ?

Lyse
Est un peu creux.

Cliton
Cette tête ?

Lyse
Un peu folle.

Cliton
Ce ton de voix enfin avec cette parole ?

Lyse
Ah ! C'est là que mes sens demeurent étonnés :
Le ton de voix est rare, aussi bien que le nez.

Cliton
Je meure, ton humeur me semble si jolie,
Que tu me vas résoudre à faire une folie.
Touche : je veux t'aimer, tu seras mon souci ;
Nos maîtres font l'amour, nous le ferons aussi ;
J'aurai mille beaux mots tous les jours à te dire,
Je coucherai de feux, de sanglots, de martyre,
Je te dirai : "Je meurs, je suis dans les abois,
Je brûle…"

Lyse
Et, tout cela de ce beau ton de voix ?
Ah ! Si tu m'entreprends deux jours de cette sorte,
Mon cœur est déconfit, et je me tiens pour morte.
Si tu me veux en vie, affaiblis ces attraits,
Et retiens pour le moins la moitié de leurs traits.

Cliton
Tu sais même charmer alors que tu te moques.
Gouverne douchement l'âme que tu m'escroques ;
On a traité mon maître avec moins de rigueur :
On n'a pris que sa bourse, et tu prends jusqu'au cœur.

Lyse
Il est riche, ton maître ?

Cliton
Assez.

Lyse
Et gentilhomme ?

Cliton
Il le dit.

Lyse
Il demeure ?

Cliton
À Paris.

Lyse
Et se nomme ?

Dorante (, fouillant dans la bourse.)
Porte-lui cette lettre, et reçois…

Cliton (, lui retenant le bras.)
Sans compter ?

Dorante
Cette part de l'argent que tu viens d'apporter.

Cliton
Elle n'en prendra pas, Monsieur, je vous proteste.

Lyse
Celle qui vous l'envoie en a pour moi de reste.

Cliton
Je vous le disais bien, elle a le cœur trop bon.

Lyse
Lui pourrai-je, Monsieur, apprendre votre nom ?

Dorante
Il est dans mon billet. Mais prends, je t'en conjure.

Cliton
Vous faut-il dire encor que c'est lui faire injure ?

Lyse
Vous perdez temps, Monsieur, je sais trop mon devoir.
Adieu. Dans peu de temps je viendrai vous revoir,
Et porte tant de joie à celle qui vous aime
Qu'elle rapportera la réponse elle-même.

Cliton
Adieu, belle railleuse.

Lyse
Adieu, cher babillard.

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