Acte III - Scène première



(Cléandre, Dorante, Cliton)
(L'acte se passe dans la prison.)

Dorante
Je vous en prie encor, discourons d'autre chose,
Et sur un tel sujet ayons la bouche close :
On peut nous écouter, et vous surprendre ici,
Et si vous vous perdez, vous me perdez aussi ;
La parfaite amitié que pour vous j'ai conçue,
Quoiqu'elle soit l'effet d'une première vue,
Joint mon péril au vôtre, et les unit si bien
Qu'au cours de votre sort elle attache le mien.

Cléandre
N'ayez aucune peur, et sortez d'un tel doute.
J'ai des gens là dehors qui gardent qu'on écoute,
Et je puis vous parler en toute sûreté
De ce que mon malheur doit à votre bonté.
Si d'un bienfait si grand qu'on reçoit sans mérite
Qui s'avoue insolvable aucunement s'acquitte,
Pour m'acquitter vers vous autant que je le puis,
J'avoue, et hautement, Monsieur, que je le suis.
Mais si cette amitié par l'amitié se paie,
Ce cœur qui vous doit tout vous en rend une vraie ;
La vôtre la devance à peine d'un moment,
Elle attache mon sort au vôtre également,
Et l'on n'y trouvera que cette différence,
Qu'en vous elle est faveur, en moi reconnaissance.

Dorante
N'appelez point faveur ce qui fut un devoir :
Entre les gens de cœur il suffit de se voir ;
Par un effort secret de quelque sympathie
L'un à l'autre aussitôt un certain nœud les lie ;
Chacun d'eux sur son front porte écrit ce qu'il est,
Et quand on lui ressemble, on prend son intérêt.

Cliton
Par exemple, voyez, aux traits de ce visage,
Mille dames m'ont pris pour homme de courage,
Et, sitôt que je parle, on devine à demi
Que le sexe jamais ne fut mon ennemi.

Cléandre
Cet homme a de l'humeur.

Dorante
C'est un vieux domestique
Qui, comme vous voyez, n'est pas mélancolique.
À cause de son âge il se croit tout permis ;
Il se rend familier avec tous mes amis,
Mêle partout son mot, et jamais, quoi qu'on die,
Pour donner son avis il n'attend qu'on l'en prie,
Souvent il importune, et quelquefois il plaît.

Cléandre
J'en voudrais connaître un de l'humeur dont il est.

Cliton
Croyez qu'à le trouver vous auriez de la peine :
Le monde n'en voit pas quatorze à la douzaine,
Et je jurerais bien, Monsieur, en bonne foi,
Qu'en France il n'en est point que Jodelet et moi.

Dorante
Voilà de ses bons mots les galantes surprises ;
Mais qui parle beaucoup dit beaucoup de sottises,
Et quand il a dessein de se mettre en crédit,
Plus il y fait d'effort, moins il sait ce qu'il dit.

Cliton
On appelle cela des vers à ma louange.

Cléandre
Presque insensiblement nous avons pris le change.
Mais revenons, Monsieur, à ce que je vous dois.

Dorante
Nous en pourrons parler encor quelque autre fois :
Il suffit pour ce coup.

Cléandre
Je ne saurais vous taire
En quel heureux état se trouve votre affaire.
Vous sortirez bientôt, et peut-être demain.
Mais un si prompt secours ne vient pas de ma main :
Les amis de Philiste en ont trouvé la voie ;
J'en dois rougir de honte au milieu de ma joie,
Et je ne saurais voir sans être un peu jaloux
Qu'il m'ôte les moyens de m'employer pour vous.
Je cède avec regret à cet ami fidèle :
S'il a plus de pouvoir, il n'a pas plus de zèle,
Et vous m'obligerez au sortir de prison,
De me faire l'honneur de prendre ma maison.
Je n'attends point le temps de votre délivrance,
De peur qu'encore un coup Philiste me devance ;
Comme il m'ôte aujourd'hui l'espoir de vous servir,
Vous loger est un bien que je lui veux ravir.

Dorante
C'est un excès d'honneur, que vous me voulez rendre,
Et je croirais faillir de m'en vouloir défendre.

Cléandre
Je vous en reprierai quand vous pourrez sortir,
Et lors nous tâcherons à vous bien divertir,
Et vous faire oublier l'ennui que je vous cause.
Auriez-vous cependant besoin de quelque chose ?
Vous êtes voyageur, et pris par des sergents ;
Et quoique ces messieurs soient fort honnêtes gens,
Il en est quelques-uns…

Cliton
Les siens en sont du nombre ;
Ils ont en le prenant pillé jusqu'à son ombre,
Et n'était que le ciel a su le soulager,
Vous le verriez encor fort net et fort léger ;
Mais comme je pleurais ses tristes aventures,
Nous avons reçu lettre, argent et confitures.

Cléandre
Et de qui ?

Dorante
Pour le dire, il faudrait deviner.
Jugez ce qu'en ma place on peut s'imaginer :
Une dame m'écrit, me flatte, me régale,
Me promet une amour qui n'eut jamais d'égale,
Me fait force présents…

Cléandre
Et vous visite ?

Dorante
Non.

Cléandre
Vous savez son logis ?

Dorante
Non, pas même son nom.
Ne soupçonnez-vous point ce que ce pourrait être ?

Cléandre
À moins que de la voir je ne la puis connaître.

Dorante
Pour un si bon ami je n'ai point de secret :
Voyez, connaissez-vous les traits de ce portrait ?

Cléandre
Elle semble éveillée, et passablement belle.
Mais je ne vous en puis dire aucune nouvelle,
Et je ne connais rien à ces traits que je vois.
Je vais vous préparer une chambre chez moi.
Adieu.

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