ACTE PREMIER - Scène VIII



(MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE.)

MADAME ARGANTE
Je vous demandais à Lubin, ma fille.

ANGÉLIQUE
Avez-vous à me parler, madame ?

MADAME ARGANTE
Oui ; vous connaissez Ergaste, Angélique ; vous l'avez vu souvent à Paris : il vous demande en mariage.

ANGÉLIQUE
Lui, ma mère ; Ergaste, cet homme si sombre, si sérieux ? Il n'est pas fait pour être un mari, ce me semble.

MADAME ARGANTE
Il n'y a rien à redire à sa figure.

ANGÉLIQUE
Pour sa figure, je la lui passe ; c'est à quoi je ne regarde guère.

MADAME ARGANTE
Il est froid.

ANGÉLIQUE
Dites glacé, taciturne, mélancolique, rêveur et triste.

MADAME ARGANTE
Vous le verrez bientôt, il doit venir ici ; et, s'il ne vous accommode pas, vous ne l'épouserez pas malgré vous, ma chère enfant. Vous savez bien comme nous vivons ensemble.

ANGÉLIQUE
Ah ! ma mère, je ne crains point de violence de votre part ; ce n'est pas là ce qui m'inquiète.

MADAME ARGANTE
Es-tu bien persuadée que je t'aime ?

ANGÉLIQUE
Il n'y a point de jour qui ne m'en donne des preuves.

MADAME ARGANTE
Et toi, ma fille, m'aimes-tu autant ?

ANGÉLIQUE
Je me flatte que vous n'en doutez pas, assurément.

MADAME ARGANTE
Non ; mais pour m'en rendre encore plus sûre, il faut que tu m'accordes une grâce.

ANGÉLIQUE
Une grâce, ma mère ! Voilà un mot qui ne me convient point. Ordonnez, et je vous obéirai.

MADAME ARGANTE
Oh ! si tu le prends sur ce ton-là, tu ne m'aimes pas tant que je croyais. Je n'ai point d'ordre à vous donner, ma fille ; je suis votre amie, et vous êtes la mienne ; et si vous me traitez autrement, je n'ai plus rien à vous dire.

ANGÉLIQUE
Allons, ma mère, je me rends ; vous me charmez, j'en pleure de tendresse. Voyons, quelle est cette grâce que vous me demandez ? Je vous l'accorde d'avance.

MADAME ARGANTE
Viens donc que je t'embrasse. Te voici dans un âge raisonnable, mais où tu auras besoin de mes conseils et de mon expérience. Te rappelles-tu l'entretien que nous eûmes l'autre jour, et cette douceur que nous nous figurions toutes deux à vivre ensemble dans la plus intime confiance, sans avoir de secrets l'une pour l'autre ; t'en souviens-tu ? Nous fûmes interrompues ; et cette idée-là te réjouit beaucoup, exécutons-la ; parle-moi à cœur ouvert ; fais-moi ta confidente.

ANGÉLIQUE
Vous, la confidente de votre fille ?

MADAME ARGANTE
Oh ! votre fille, et qui te parle d'elle ? Ce n'est point ta mère qui veut être ta confidente ; c'est ton amie, encore une fois.

ANGÉLIQUE(riant.)
D'accord ; mais mon amie redira tout à ma mère ; l'une est inséparable de l'autre.

MADAME ARGANTE
Eh bien ! je les sépare, moi ; je t'en fais serment. Oui, mets-toi dans l'esprit que ce que tu me confieras sur ce pied-là, c'est comme si ta mère ne l'entendait pas. Eh ! mais cela se doit ; il y aurait même de la mauvaise foi à faire autrement.

ANGÉLIQUE
Il est difficile d'espérer ce que vous dites là.

MADAME ARGANTE
Ah ! que tu m'affliges ! Je ne mérite pas ta résistance.

ANGÉLIQUE
Eh bien ! soit ; vous l'exigez de trop bonne grâce ; j'y consens, je dirai tout.

MADAME ARGANTE
Si tu veux, ne m'appelle pas ta mère ; donne-moi un autre nom.

ANGÉLIQUE
Oh ! ce n'est pas la peine, ce nom-là m'est cher. Quand je le changerais, il n'en serait ni plus ni moins, ce ne serait qu'une finesse inutile ; laissez-le-moi, il ne m'effraye plus.

MADAME ARGANTE
Comme tu voudras, ma chère Angélique. Ah çà ! je suis donc ta confidente. N'as-tu rien à me confier dès à présent ?

ANGÉLIQUE
Non, que je sache ; mais ce sera pour l'avenir.

MADAME ARGANTE
Comment va ton cœur ? Personne ne l'a-t-il attaqué jusqu'ici ?

ANGÉLIQUE
Pas encore.

MADAME ARGANTE
Hum ! Tu ne te fies pas à moi ; j'ai peur que ce ne soit encore à ta mère que tu réponds.

ANGÉLIQUE
C'est que vous commencez par une furieuse question.

MADAME ARGANTE
La question convient à ton âge.

ANGÉLIQUE
Ah !

MADAME ARGANTE
Tu soupires ?

ANGÉLIQUE
Il est vrai.

MADAME ARGANTE
Que t'est-il arrivé ? Je t'offre de la consolation et des conseils. Parle.

ANGÉLIQUE
Vous ne me le pardonnerez pas.

MADAME ARGANTE
Tu rêves encore, avec tes pardons ; tu me prends pour ta mère.

ANGÉLIQUE
Il est assez permis de s'y tromper ; mais c'est du moins pour la plus digne de l'être, pour la plus tendre et la plus chérie de sa fille qu'il y ait au monde.

MADAME ARGANTE
Ces sentiments-là sont dignes de toi, et je les dirai ; mais il ne s'agit pas d'elle, elle est absente ; revenons. Qu'est-ce qui te chagrine ?

ANGÉLIQUE
Vous m'avez demandé si on avait attaqué mon cœur ? Que trop, puisque j'aime !

MADAME ARGANTE(d'un air sérieux.)
Vous aimez ?

ANGÉLIQUE(riant.)
Eh bien ! ne voilà-t-il pas cette mère qui est absente ? C'est pourtant elle qui me répond ; mais rassurez-vous, car je badine.

MADAME ARGANTE
Non, tu ne badines point ; tu me dis la vérité ; et il n'y a rien là qui me surprenne. De mon côté, je n'ai répondu sérieusement que parce que tu me parlais de même. Ainsi point d'inquiétude. Tu me confies donc que tu aimes.

ANGÉLIQUE
Je suis presque tentée de m'en dédire.

MADAME ARGANTE
Ah ! ma chère Angélique, tu ne me rends pas tendresse pour tendresse.

ANGÉLIQUE
Vous m'excuserez ; c'est l'air que vous avez pris qui m'a alarmée ; mais je n'ai plus peur. Oui, j'aime ; c'est un penchant qui m'a surprise.

MADAME ARGANTE
Tu n'es pas la première ; cela peut arriver à tout le monde. Et quel homme est-ce ? Est-il à Paris ?

ANGÉLIQUE
Non, je ne le connais que d'ici.

MADAME ARGANTE(riant.)
D'ici, ma chère ? Conte-moi donc cette histoire-là ; je la trouve plus plaisante que sérieuse. Ce ne peut être qu'une aventure de campagne, une rencontre ?

ANGÉLIQUE
Justement.

MADAME ARGANTE
Quelque jeune homme galant, qui t'a salué, et qui a su adroitement engager une conversation ?

ANGÉLIQUE
C'est cela même.

MADAME ARGANTE
Sa hardiesse m'étonne ; car tu es d'une figure qui devait lui en imposer. Ne trouves-tu pas qu'il a un peu manqué de respect ?

ANGÉLIQUE
Non ; le hasard a tout fait, et c'est Lisette qui en est cause, quoique fort innocemment ; elle tenait un livre ; elle le laissa tomber ; il le ramassa, et on se parla ; cela est tout naturel.

MADAME ARGANTE(riant.)
Va, ma chère enfant, tu es folle de t'imaginer que tu aimes cet homme-là. C'est Lisette qui te le fait accroire. Tu es si fort au-dessus de pareille chose ! tu en riras toi-même au premier jour.

ANGÉLIQUE
Non, je n'en crois rien, je ne m'y attends pas, en vérité.

MADAME ARGANTE
Bagatelle, te dis-je. C'est qu'il y a là dedans un air de roman qui te gagne.

ANGÉLIQUE
Moi, je n'en lis jamais ; et puis notre aventure est toute des plus simples.

MADAME ARGANTE
Tu verras, te dis-je ; tu es raisonnable, et c'est assez ; mais l'as-tu vu souvent ?

ANGÉLIQUE
Dix ou douze fois.

MADAME ARGANTE
Le verras-tu encore ?

ANGÉLIQUE
Franchement, j'aurais bien de la peine à m'en empêcher.

MADAME ARGANTE
Je t'offre, si tu le veux, de reprendre ma qualité de mère pour te le défendre.

ANGÉLIQUE
Non vraiment ; ne reprenez rien, je vous prie. Ceci doit être un secret pour vous en cette qualité-là, et je compte que vous ne savez rien ; au moins, vous me l'avez promis.

MADAME ARGANTE
Oh ! je tiendrai parole ; mais puisque cela est si sérieux, peu s'en faut que je ne verse des larmes sur le danger où je te vois de perdre l'estime qu'on a pour toi dans le monde.

ANGÉLIQUE
Comment donc ? l'estime qu'on a pour moi ! Vous me faites trembler. Est-ce que vous me croyez capable de manquer de sagesse ?

MADAME ARGANTE
Hélas ! ma fille, vois ce que tu as fait ; te serais-tu crue capable de tromper ta mère, de voir à son insu un jeune étourdi, de courir les risques de son indiscrétion et de sa vanité, de t'exposer à tout ce qu'il voudra dire, et de te livrer à l'indécence de tant d'entrevues secrètes, ménagées par une misérable suivante sans cœur, qui ne s'embarrasse guère des conséquences, pourvu qu'elle y trouve son intérêt, comme elle l'y trouve sans doute ? Qui t'aurait dit, il y a un mois, que tu t'égarerais jusque-là, l'aurais-tu cru ?

ANGÉLIQUE(tristement.)
Je pourrais bien avoir tort ; voilà des réflexions que je n'ai jamais faites.

MADAME ARGANTE
Eh ! ma chère enfant, qui est-ce qui te les ferait faire ? Ce n'est pas un domestique payé pour te trahir, non plus qu'un amant qui met tout son bonheur à te séduire. Tu ne consultes que tes ennemis ; ton cœur même est de leur parti. Tu n'as pour tout secours que ta vertu qui ne doit pas être contente, et qu'une véritable amie comme moi, dont tu te défies ; que ne risques-tu pas ?

ANGÉLIQUE
Ah ! ma chère mère, ma chère amie, vous avez raison, vous m'ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion. Lisette m'a trahie, et je romps avec le jeune homme. Que je vous suis obligée de vos conseils !

LUBIN(entrant, à Mme Argante.)
Madame, il viant d'arriver un homme qui demande à vous parler.

MADAME ARGANTE(à Angélique.)
En qualité de simple confidente, je te laisse libre. Je te conseille pourtant de me suivre, car le jeune homme est peut-être ici.

ANGÉLIQUE
Permettez-moi de rêver un instant, et ne vous embarrassez point ; s'il y est et qu'il ose paraître, je le congédierai, je vous assure.

MADAME ARGANTE
Soit ; mais songe à ce que je t'ai dit. ( Elle sort. )

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