ACTE II - Scène XII



(MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE.)

MADAME ARGANTE(à part.)
Voyons de quoi il sera question.

ANGÉLIQUE(à part.)
Plus de confidence ; Lisette a raison, c'est le plus sûr. (Haut.)
Lisette m'a dit que vous me demandiez, ma mère.

MADAME ARGANTE
Oui ; je sais que tu as vu Ergaste ; ton éloignement pour lui dure-t-il toujours ?

ANGÉLIQUE(souriant.)
Ergaste n'a pas changé.

MADAME ARGANTE
Te souvient-il qu'avant que nous vinssions ici, tu m'en disais du bien ?

ANGÉLIQUE
Je vous en dirai volontiers encore, car je l'estime ; mais je ne l'aime point, et l'estime et l'indifférence vont fort bien ensemble.

MADAME ARGANTE
Parlons d'autre chose. N'as-tu rien à dire à ta confidente ?

ANGÉLIQUE
Non, il n'y a plus rien de nouveau.

MADAME ARGANTE
Tu n'as pas revu le jeune homme ?

ANGÉLIQUE
Oui, je l'ai retrouvé ; je lui ai dit ce qu'il fallait, et voilà qui est fini.

MADAME ARGANTE(souriant.)
Quoi ! absolument fini ?

ANGÉLIQUE
Oui, tout à fait.

MADAME ARGANTE
Tu me charmes, je ne saurais t'exprimer la satisfaction que tu me donnes. Il n'y a rien de si estimable que toi, Angélique, ni rien aussi d'égal au plaisir que j'ai à te le dire ; car je compte que tu me dis vrai ; je me livre hardiment à ma joie. Tu ne voudrais pas m'y abandonner, si elle était fausse : ce serait une cruauté dont tu n'es pas capable.

ANGÉLIQUE(d'un ton timide.)
Assurément

MADAME ARGANTE
Va, tu n'as pas besoin de me rassurer, ma fille ; tu me ferais injure, si tu croyais que j'en doute. Non, ma chère Angélique, tu ne verras plus Dorante ; tu l'as renvoyé, j'en suis sûre. Ce n'est pas avec un caractère comme le tien qu'on est exposé à la douleur d'être trop crédule. N'ajoute donc rien à ce que tu m'as dit ; tu ne le verras plus, tu m'en assures, et cela suffit. Parlons de la raison, du courage et de la vertu que tu viens de montrer.

ANGÉLIQUE(d'un air interdit, à part.)
Que je suis confuse !

MADAME ARGANTE
Grâce au ciel, te voilà donc encore plus respectable, plus digne d'être aimée, plus digne que jamais de faire mes délices. Que tu me rends glorieuse, Angélique !

ANGÉLIQUE(pleurant.)
Ah ! ma mère, arrêtez, de grâce.

MADAME ARGANTE
Que vois-je ? Tu pleures, ma fille ; tu viens de triompher de toi-même, tu me vois enchantée, et tu pleures !

ANGÉLIQUE(se jetant à ses genoux.)
Non, ma mère, je ne triomphe point. Votre joie et vos tendresses me confondent, je ne les mérite point.

MADAME ARGANTE
Relève-toi, ma chère enfant. D'où te viennent ces mouvements où je te reconnais toujours ? Que veulent-ils dire ?

ANGÉLIQUE
Hélas ! C'est que je vous trompe.

MADAME ARGANTE
Toi ? (Un moment sans rien dire.)
Non, tu ne me trompes point, puisque tu me l'avoues. Achève ; voyons de quoi il est question.

ANGÉLIQUE
Vous allez frémir ! On m'a parlé d'enlèvement.

MADAME ARGANTE
Je n'en suis point surprise. Je te l'ai dit ; il n'y a rien dont ces étourdis-là ne soient capables ; et je suis persuadée que tu en as plus frémi que moi.

ANGÉLIQUE
J'en ai tremblé, il est vrai ; j'ai pourtant eu la faiblesse de lui pardonner, pourvu qu'il ne m'en parle plus.

MADAME ARGANTE
N'importe ; je m'en fie à tes réflexions ; elles te donneront bien du mépris pour lui.

ANGÉLIQUE
Eh ! voilà encore ce qui m'afflige dans l'aveu que je vous fais ; c'est que vous allez le mépriser vous-même. Il est perdu ; vous n'étiez déjà que trop prévenue contre lui ; et cependant il n'est point si méprisable. Permettez que je le justifie : je suis peut-être prévenue moi-même ; mais vous m'aimez, daignez m'entendre, portez vos bontés jusque-là. Vous croyez que c'est un jeune homme sans caractère, qui a plus de vanité que d'amour, qui ne cherche qu'à me séduire, et ce n'est point cela, je vous assure. Il a tort de m'avoir proposé ce que je vous ai dit ; mais il faut regarder que c'est le tort d'un homme au désespoir, que j'ai vu fondre en larmes quand j'ai paru irritée ; d'un homme à qui la crainte de me perdre a tourné la tête. Il n'a point de bien, il ne s'en est point caché, il me l'a dit. Il ne lui restait donc point d'autre ressource que celle dont je vous parle ; ressource que je condamne comme vous, mais qu'il ne m'a proposée que dans la seule vue d'être à moi. C'est tout ce qu'il y a compris ; car il m'adore, on n'en peut douter.

MADAME ARGANTE
Eh ! ma fille ! il y en aura tant d'autres qui t'aimeront encore plus que lui.

ANGÉLIQUE
Oui ; mais je ne les aimerai pas, moi, m'aimassent-ils davantage ; et cela n'est pas possible.

MADAME ARGANTE
D'ailleurs, il sait que tu es riche.

ANGÉLIQUE
Il l'ignorait quand il m'a vue ; et c'est ce qui devrait l'empêcher de m'aimer. Il sait bien que quand une fille est riche, on ne la donne qu'à un homme qui a d'autres richesses, toutes inutiles qu'elles sont ; c'est du moins l'usage ; le mérite n'est compté pour rien.

MADAME ARGANTE
Tu le défends d'une manière qui m'alarme. Que penses-tu donc de cet enlèvement ? Dis-moi, tu es la franchise même ; ne serais-tu point en danger d'y consentir ?

ANGÉLIQUE
Ah ! je ne crois pas, ma mère.

MADAME ARGANTE
Ta mère ! Ah ! le ciel la préserve de savoir seulement qu'on te le propose ! Ne te sers plus de ce nom ; elle ne saurait le soutenir dans cette occasion-ci. Mais pourrais-tu la fuir ? Te sentirais-tu la force de l'affliger jusque-là, de lui donner la mort, de lui porter le poignard dans le sein ?

ANGÉLIQUE
J'aimerais mieux mourir moi-même.

MADAME ARGANTE
Survivrait-elle à l'affront que tu te ferais ? Souffre à ton tour que mon amitié te parle pour elle. Lequel aimes-tu le mieux, ou de cette mère qui t'a inspiré mille vertus, ou d'un amant qui veut te les ôter toutes ?

ANGÉLIQUE
Vous m'accablez. Dites-lui qu'elle ne craigne rien de sa fille ; dites-lui que rien ne m'est aussi cher qu'elle, et que je ne verrai plus Dorante, si elle me condamne à le perdre.

MADAME ARGANTE
Eh ! que perdras-tu dans un inconnu qui n'a rien ?

ANGÉLIQUE
Tout le bonheur de ma vie. Ayez la bonté de lui dire aussi que ce n'est point la quantité de biens qui rend heureuse, que j'en ai plus qu'il n'en faudrait avec Dorante, que je languirais avec un autre. Rapportez-lui ce que je vous dis là, et que je me soumets à ce qu'elle en décidera.

MADAME ARGANTE
Si tu pouvais seulement passer quelque temps sans le voir ? Le veux-tu bien ? Tu ne me réponds pas ; à quoi songes-tu ?

ANGÉLIQUE
Vous le dirai-je ? Je me repens d'avoir tout dit ; mon amour m'est cher, je viens de m'ôter la liberté d'y céder, et peu s'en faut que je ne la regrette ; je suis même fâchée d'être éclaircie ; je ne vois rien de tout ce qui m'effraye et me voilà plus triste que je ne l'étais.

MADAME ARGANTE
Dorante me connaît-il ?

ANGÉLIQUE
Non, à ce qu'il m'a dit.

MADAME ARGANTE
Eh bien ! laisse-moi le voir ; je lui parlerai sous le nom d'une tante à qui tu auras tout confié, et qui veut te servir. Viens, ma fille ; et laisse à mon cœur le soin de conduire le tien.

ANGÉLIQUE
Je ne sais ; mais ce que vous inspire votre tendresse m'est d'un bon augure.

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