ACTE PREMIER - Scène VII
(LUBIN, MADAME ARGANTE.)
MADAME ARGANTE
Ah ! c'est toi, Lubin ; tu es tout seul ? Il me semblait avoir entendu du monde.
LUBIN
Non, noute maîtresse ; ce n'est que moi qui me parle et qui me repars, à celle fin de me tenir compagnie ; ça amuse.
MADAME ARGANTE
Ne me trompes-tu point ?
LUBIN
Pargué ! je serais donc un fripon ?
MADAME ARGANTE
Je te crois, et je suis bien aise de te trouver ; car je te cherchais. J'ai une commission à te donner, que je ne veux confier à aucun de mes gens ; c'est d'observer Angélique dans ses promenades, et de me rendre compte de ce qui s'y passe. Je remarque depuis quelque temps qu'elle sort souvent à la même heure avec Lisette, et j'en voudrais savoir la raison.
LUBIN
Ça est fort raisonnable. Vous me baillez donc une charge d'espion ?
MADAME ARGANTE
À peu près.
LUBIN
Je savons bian ce que c'est ; j'ons la pareille.
MADAME ARGANTE
Toi ?
LUBIN
Oui, ça est lucratif ; mais c'est qu'ous venez un peu tard, noute maîtresse ; car je sis retenu pour vous espionner vous-même.
MADAME ARGANTE(à part.)
Qu'entends-je ? (Haut.)
Moi, Lubin ?
LUBIN
Vraiment oui. Quand Mlle Angélique parle en cachette à son amoureux, c'est moi qui regarde si vous ne venez pas.
MADAME ARGANTE
Ceci est sérieux ; mais vous êtes bien hardi, Lubin, de vous charger d'une pareille commission.
LUBIN
Pardi ! y a-t-il du mal à dire à cette jeunesse : "V'là Madame qui viant, la v'là qui ne viant pas ?" Ça empêche-t-il que vous ne veniez, ou non ? Je n'y entends pas de finesse.
MADAME ARGANTE
Je te pardonne, puisque tu n'as pas cru mal faire, à condition que tu m'instruiras de tout ce que tu verras et de tout ce que tu entendras.
LUBIN
Faura donc que j'acoute et que je regarde ? Ce sera moiquié plus de besogne avec vous qu'avec eux.
MADAME ARGANTE
Je consens même que tu les avertisses quand j'arriverai, pourvu que tu me rapportes tout fidèlement ; et il ne te sera pas difficile de le faire puisque tu ne t'éloignes pas beaucoup d'eux.
LUBIN
Eh ! sans doute, je serai tout porté pour les nouvelles ; ça me sera commode ; aussitôt pris, aussitôt rendu.
MADAME ARGANTE
Je te défends surtout de les informer de l'emploi que je te donne, comme tu m'as informé de celui qu'ils t'ont donné ; garde-moi le secret.
LUBIN
Drès qu'ous voulez qu'en le garde, en le gardera ; s'ils me l'aviont commandé, j'aurions fait de même ; ils n'aviont qu'à dire.
MADAME ARGANTE
N'y manque pas à mon égard, et puisqu'ils ne se soucient point que tu gardes le leur, achève de m'instruire ; tu n'y perdras pas.
LUBIN
Premièrement, au lieu de pardre avec eux, j'y gagne.
MADAME ARGANTE
C'est-à-dire qu'ils te payent ?
LUBIN
Tout juste.
MADAME ARGANTE
Je te promets de faire comme eux, quand je serai rentrée chez moi.
LUBIN
Ce que j'en dis n'est pas pour porter exemple ; mais ce qu'ous ferez sera toujours bien fait.
MADAME ARGANTE
Ma fille a donc un amant ? Quel est-il ?
LUBIN
Un biau jeune homme fait comme une marveille, qui est libéral, qui a un air, une présentation, une philosomie ! Dame ! c'est ma meine à moi, ce sera la vôtre itou ; il y a pas de garçon pus gracieux à contempler, et qui fait l'amour avec des paroles si douces. C'est un plaisir de l'entendre débiter sa petite marchandise ! Il ne dit pas un mot qu'il n'adore.
MADAME ARGANTE
Et ma fille, que lui répond-elle ?
LUBIN
Voute fille ? mais je pense que bientôt ils s'adoreront tous deux.
MADAME ARGANTE
N'as-tu rien retenu de leurs discours ?
LUBIN
Non, qu'une petite miette. "Je n'ai pas de moyen, ce li fait-il. — Et moi, j'en ai trop, ce li fait-elle. — Mais, li dit-il, j'ai le cœur si tendre ! — Mais, li dit-elle, qu'est-ce que ma mère s'en souciera ? Et pis là-dessus ils se lamentont sur le plus, sur le moins, sur la pauvreté de l'un, sur la richesse de l'autre ; ça fait des regrets bian touchants.
MADAME ARGANTE
Quel est ce jeune homme ?
LUBIN
Attendez, il m'est avis que c'est Dorante ; et comme c'est un voisin, on peut l'appeler le voisin Dorante.
MADAME ARGANTE
Dorante ! ce nom-là ne m'est pas inconnu. Comment se sont-ils vus ?
LUBIN
Ils se sont vus en se rencontrant ; mais ils ne se rencontrent pus, ils se treuvent.
MADAME ARGANTE
Et Lisette, est-elle de cette partie ?
LUBIN
Morgué ! oui ; c'est leur capitaine ; alle a le gouvarnement des rencontres ; c'est un trésor pour des amoureux que c'te fille-là.
MADAME ARGANTE
Voici, ce me semble, ma fille, qui feint de se promener et qui vient à nous. Retire-toi, Lubin ; continue d'observer et de m'instruire avec fidélité ; je te récompenserai.
LUBIN
Oh ! que oui, madame, ce sera au logis ; il n'y a pas loin.
(Il sort.)