ACTE III - Scène XI
(MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, DORANTE.)
MADAME ARGANTE
Eh bien ! monsieur, ma nièce m'a tout conté, rassurez-vous ; il me paraît que vous êtes inquiet.
DORANTE
J'avoue, madame, que votre présence m'a d'abord un peu troublé.
ANGÉLIQUE(à part.)
Comment le trouvez-vous, ma mère ?
MADAME ARGANTE(à part.)
Doucement. (Haut.)
Je ne viens ici que pour écouter vos raisons sur l'enlèvement dont vous parlez à ma nièce.
DORANTE
Un enlèvement est effrayant, madame ; mais le désespoir de perdre ce qu'on aime rend bien des choses pardonnables.
ANGÉLIQUE
Il n'a pas trop insisté, je suis obligée de le dire.
DORANTE
Il est certain qu'on ne consentira pas à nous unir. Ma naissance est égale à celle d'Angélique, mais la différence de nos fortunes ne me laisse rien à espérer de sa mère.
MADAME ARGANTE
Prenez garde, monsieur ; votre désespoir de la perdre pourrait être suspect d'intérêt ; et quand vous dites que non, faut-il vous en croire sur votre parole ?
DORANTE
Ah ! madame, qu'on retienne tout son bien, qu'on me mette hors d'état de l'avoir jamais. Le ciel me punisse si j'y songe !
ANGÉLIQUE
Il m'a toujours parlé de même.
MADAME ARGANTE
Ne nous interrompez point, ma nièce. (À Dorante.)
L'amour seul vous fait agir, soit ; mais vous êtes, m'a-t-on dit, un honnête homme, et un honnête homme aime autrement qu'un autre. Le plus violent amour ne lui conseille jamais rien qui puisse tourner à la honte de sa maîtresse. Vous voyez ; reconnaissez-vous ce que je dis là, vous qui voulez engager Angélique à une démarche aussi déshonorante ?
ANGÉLIQUE(à part.)
Ceci commence mal.
MADAME ARGANTE
Pouvez-vous être content de votre cœur ? Et supposons qu'elle vous aime, le méritez-vous ? Je ne viens point ici pour me fâcher, et vous avez la liberté de me répondre ; mais n'est-elle pas bien à plaindre d'aimer un homme aussi peu jaloux de sa gloire, aussi peu touché des intérêts de sa vertu, qui ne se sert de sa tendresse que pour égarer sa raison, que pour lui fermer les yeux sur tout ce qu'elle se doit à elle-même, que pour l'étourdir sur l'affront irréparable qu'elle va se faire ? Appelez-vous cela de l'amour ; et la puniriez-vous plus cruellement du sien, si vous étiez son ennemi mortel ?
DORANTE
Madame, permettez-moi de vous le dire, je ne vois rien dans mon cœur qui ressemble à ce que je viens d'entendre. Un amour infini, un respect qui m'est peut-être encore plus cher et plus précieux que cet amour même, voilà tout ce que je sens pour Angélique. Je suis d'ailleurs incapable de manquer d'honneur ; mais il y a des réflexions austères qu'on n'est point en état de faire quand on aime. Un enlèvement n'est pas un crime, c'est une irrégularité que le mariage efface. Nous nous serions donné notre foi mutuelle, et Angélique, en me suivant, n'aurait fui qu'avec son époux.
ANGÉLIQUE(à part.)
Elle ne se payera pas de ces raisons-là.
MADAME ARGANTE
Son époux, monsieur ! suffit-il d'en prendre le nom pour l'être ? Et de quel poids, s'il vous plaît, serait cette foi mutuelle dont vous parlez ? Vous vous croiriez donc mariés, parce que, dans l'étourderie d'un transport amoureux, il vous aurait plu de vous dire : "Nous le sommes" ? Les passions seraient bien à leur aise, si leur emportement rendait tout légitime.
ANGÉLIQUE
Juste ciel !
MADAME ARGANTE
Songez-vous que de pareils engagements déshonorent une fille ; que sa réputation en demeure ternie, qu'elle en perd l'estime publique, que son époux peut réfléchir un jour qu'elle a manqué de vertu ; que la faiblesse honteuse où elle est tombée doit la flétrir à ses yeux mêmes, et la lui rendre méprisable ?
ANGÉLIQUE(vivement.)
Ah ! Dorante, que vous étiez coupable ! Madame, je me livre à vous, à vos conseils ; conduisez- moi ; ordonnez ; que faut-il que je devienne ? Vous êtes la maîtresse ; je fais moins cas de la vie que des lumières que vous venez de me donner. Et vous, Dorante, tout ce que je puis à présent pour vous, c'est de vous pardonner une proposition qui doit vous paraître affreuse.
DORANTE
N'en doutez pas, chère Angélique ; oui, je me rends, je la désavoue ; ce n'est pas la crainte de voir diminuer mon estime pour vous qui me frappe, je suis sûr que cela n'est pas possible ; c'est l'horreur de penser que les autres ne vous estimeraient plus, qui m'effraye. Oui, je le comprends, le danger est sûr. Madame vient de m'éclairer à mon tour, je vous perdrais ; et qu'est-ce que c'est que mon amour et ses intérêts, auprès d'un malheur aussi terrible ?
MADAME ARGANTE
Et d'un malheur qui aurait entraîné la mort d'Angélique, parce que sa mère n'aurait pu le supporter.
ANGÉLIQUE
Hélas ! jugez combien je dois l'aimer, cette mère ! Rien ne nous a gênés dans nos entrevues. Eh bien ! Dorante, apprenez qu'elle les savait toutes, que je l'ai instruite de votre amour, du mien, de vos desseins, de mes irrésolutions.
DORANTE
Qu'entends-je ?
ANGÉLIQUE
Oui, je l'avais instruite. Ses bontés, ses tendresses m'y avaient obligée ; elle a été ma confidente, mon amie ; elle n'a jamais gardé que le droit de me conseiller ; elle ne s'est reposée de ma conduite que sur ma tendresse pour elle, et m'a laissée la maîtresse de tout. Il n'a tenu qu'à moi de vous suivre, d'être une ingrate envers elle, de l'affliger impunément, parce qu'elle avait promis que je serais libre.
DORANTE
Quel respectable portrait me faites-vous d'elle ! Tout amant que je suis, vous me mettez dans ses intérêts même ; je me range de son parti, et me regarderais comme le plus indigne des hommes, si j'avais pu détruire une aussi belle, aussi vertueuse union que la vôtre.
ANGÉLIQUE(à part.)
Ah ! ma mère, lui dirai-je qui vous êtes ?
DORANTE
Oui, belle Angélique, vous avez raison. Abandonnez-vous toujours à ces mêmes bontés qui m'étonnent, et que j'admire. Continuez de les mériter, je vous y exhorte. Que mon amour y perde ou non, vous le devez. Je serais au désespoir, si je l'avais emporté sur elle.
MADAME ARGANTE(après avoir rêvé quelque temps.)
Ma fille, je vous permets d'aimer Dorante.
DORANTE
Vous, madame, la mère d'Angélique !
ANGÉLIQUE
C'est elle-même. En connaissez-vous qui lui ressemble ?
DORANTE
Je suis si pénétré de respect…
MADAME ARGANTE
Arrêtez ; voici M. Ergaste.