ACTE II - Scène VI



(DORANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE, LUBIN, ÉLOIGNÉ.)

DORANTE
Est-ce Angélique qui m'appelle ?

LISETTE
Oui ; c'est moi qui parle ; mais c'est elle qui vous demande.

ANGÉLIQUE
Voilà de ces faiblesses que je voudrais bien qu'on m'épargnât.

DORANTE
À quoi dois-je m'attendre, Angélique ? Que souhaitez-vous d'un homme dont vous ne pouvez plus supporter la vue ?

ANGÉLIQUE
Il y a une grande apparence que vous vous trompez.

DORANTE
Hélas ! vous ne m'estimez plus.

ANGÉLIQUE
Plaignez-vous, je vous laisse dire ; car je suis un peu dans mon tort.

DORANTE
Angélique a pu douter de mon amour !

ANGÉLIQUE
Elle en a douté pour en être plus sûre ; cela est-il si désobligeant ?

DORANTE
Quoi ! j'aurais le bonheur de n'être point haï ?

ANGÉLIQUE
J'ai bien peur que ce ne soit tout le contraire.

DORANTE
Vous me rendez la vie.

ANGÉLIQUE
Où est cette lettre que j'ai refusé de recevoir ? S'il ne tient qu'à la lire, on le veut bien.

DORANTE
J'aime mieux vous entendre.

ANGÉLIQUE
Vous n'y perdez pas.

DORANTE
Ne vous défiez donc jamais d'un cœur qui vous adore.

ANGÉLIQUE
Oui, Dorante, je vous le promets ; voilà qui est fini. Excusez tous deux l'embarras où se trouve une fille de mon âge, timide et vertueuse. Il y a tant de pièges dans la vie ! j'ai si peu d'expérience ! serait-il difficile de me tromper si on voulait ? Je n'ai que ma sagesse et mon innocence pour toute ressource, et quand on n'a que cela, on peut avoir peur ; mais me voilà bien rassurée. Il ne me reste plus qu'un chagrin. Que deviendra cet amour ? Je n'y vois que des sujets d'affliction. Savez-vous bien que ma mère me propose un époux que je verrai peut-être dans un quart d'heure ? Je ne vous disais pas tout ce qui m'agitait ; il m'était bien permis d'être fâcheuse, comme vous voyez.

DORANTE
Angélique, vous êtes toute mon espérance.

LISETTE
Mais si vous avouiez votre amour à cette mère qui vous aime tant, serait-elle inexorable ? Il n'y a qu'à supposer que vous avez connu monsieur à Paris, et qu'il y est.

ANGÉLIQUE
Cela ne mènerait à rien, Lisette, à rien du tout ; je sais bien ce que je dis.

DORANTE
Vous consentirez donc d'être à un autre ?

ANGÉLIQUE
Vous me faites trembler.

DORANTE
Je m'égare à la seule idée de vous perdre, et il n'est point d'extrémité pardonnable que je ne sois tenté de vous proposer.

ANGÉLIQUE
D'extrémité pardonnable !

LISETTE
J'entrevois ce qu'il veut dire.

ANGÉLIQUE
Quoi ! me jeter à ses genoux ? c'est bien mon dessein. Lui résister ? j'aurai bien de la peine, surtout avec une mère aussi tendre.

LISETTE
Bon ! tendre ; si elle l'était tant, vous gênerait-elle là-dessus ? Avec le bien que vous avez, vous n'avez besoin que d'un honnête homme, encore une fois.

ANGÉLIQUE
Tu as raison ; c'est une tendresse fort mal entendue, j'en conviens.

DORANTE
Ah ! belle Angélique, si vous avez tout l'amour que j'ai, vous auriez bientôt pris votre parti : ne me demandez point ce que je pense, je me trouble, je ne sais où je suis.

ANGÉLIQUE(à Lisette.)
Que de peines ! Tâche donc de lui remettre l'esprit ; que veut-il dire ?

LISETTE
Eh bien ! monsieur, parlez ; quelle est votre idée ?

DORANTE(se jetant à ses genoux.)
Angélique, je meurs ; que voulez-vous ?

ANGÉLIQUE
Non ! levez-vous et parlez ; je vous l'ordonne.

DORANTE
J'obéis ; votre mère sera inflexible, et dans le cas où nous sommes…

ANGÉLIQUE
Que faire ?

DORANTE
Si j'avais des trésors à vous offrir, je vous le dirais plus hardiment.

ANGÉLIQUE
Votre cœur en est un ; achevez, je le veux.

DORANTE
À notre place, on se fait son sort à soi-même.

ANGÉLIQUE
Et comment ?

DORANTE
On s'échappe…

LUBIN(de loin.)
Au voleur !

ANGÉLIQUE
Après ?

DORANTE
Une mère s'emporte ; à la fin elle consent ; on se réconcilie avec elle, et on se trouve uni avec ce qu'on aime.

ANGÉLIQUE
Mais ou j'entends mal, ou cela ressemble à un enlèvement. En est-ce un, Dorante ?

DORANTE
Je n'ai plus rien à dire.

ANGÉLIQUE(le regardant.)
Je vous ai forcé de parler, et je n'ai que ce que je mérite.

LISETTE
Pardonnez quelque chose au trouble où il est ; le moyen est dur, et il est fâcheux qu'il n'y en ait point d'autre.

ANGÉLIQUE
Est-ce là un moyen, est-ce un remède qu'une extravagance ! Ah ! je ne vous reconnais pas à cela, Dorante ; je me passerai mieux de bonheur que de vertu. Me proposer d'être insensée, d'être méprisable ? Je ne vous aime plus.

DORANTE
Vous ne m'aimez plus ! Ce mot m'accable, il m'arrache le cœur.

LISETTE
En vérité, son état me touche.

DORANTE
Adieu, belle Angélique ; je ne survivrai pas à la menace que vous m'avez faite.

ANGÉLIQUE
Mais, Dorante, êtes-vous raisonnable ?

LISETTE
Ce qu'il vous propose est hardi ; mais ce n'est pas un crime.

ANGÉLIQUE
Un enlèvement, Lisette !

DORANTE
Ma chère Angélique, je vous perds. Concevez-vous ce que c'est que vous perdre ? et si vous m'aimez un peu, n'êtes-vous pas effrayée vous-même de l'idée de n'être jamais à moi ? Et parce que vous êtes vertueuse, en avez-vous moins de droit d'éviter un malheur ? Nous aurions le secours d'une dame qui n'est heureusement qu'à un quart de lieue d'ici, et chez qui je vous mènerais.

LUBIN (DE LOIN)
Aïe ! aïe !

ANGÉLIQUE
Non, Dorante ; laissons là votre dame. Je parlerai à ma mère, elle est bonne ; je la toucherai peut- être ; je la toucherai, je l'espère. Ah !

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