ACTE PREMIER - Scène première



(DORANTE, LISETTE.)

DORANTE
Quoi ! vous venez sans Angélique, Lisette ?

LISETTE
Elle arrivera bientôt ; elle est avec sa mère : je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me suis hâtée que pour avoir avec vous un moment d'entretien, sans qu'elle le sache.

DORANTE
Que me veux-tu, Lisette ?

LISETTE
Ah çà ! nous ne vous connaissons, Angélique et moi, que par une aventure de promenade dans cette campagne.

DORANTE
Il est vrai.

LISETTE
Vous êtes tous deux aimables, l'amour s'est mis de la partie, cela est naturel ; voilà sept ou huit entrevues que nous avons avec vous, à l'insu de tout le monde ; la mère, à qui vous êtes inconnu, pourrait à la fin en apprendre quelque chose ; toute l'intrigue retomberait sur moi : terminons. Angélique est riche, vous êtes tous deux d'une égale condition, à ce que vous dites ; engagez vos parents à la demander pour vous en mariage ; il n'y a pas même de temps à perdre.

DORANTE
C'est ici que gît la difficulté.

LISETTE
Vous auriez de la peine à trouver un meilleur parti, au moins.

DORANTE
Eh ! il n'est que trop bon.

LISETTE
Je ne vous entends pas.

DORANTE
Ma famille vaut la sienne, sans contredit ; mais je n'ai pas de bien, Lisette.

LISETTE(étonnée.)
Comment !

DORANTE
Je dis les choses comme elles sont ; je n'ai qu'une très petite légitime.

LISETTE(brusquement.)
Vous ? Tant pis ; je ne suis point contente de cela : qui est-ce qui le devinerait à votre air ? Quand on n'a rien, faut-il être de si bonne mine ? Vous m'avez trompée, monsieur.

DORANTE
Ce n'était pas mon dessein.

LISETTE
Cela ne se fait pas, vous dis-je. Que diantre voulez-vous qu'on fasse de vous ? Vraiment Angélique vous épouserait volontiers ; mais nous avons une mère qui ne sera pas tentée de votre légitime, et votre amour ne nous donnerait que du chagrin.

DORANTE
Eh ! Lisette, laisse aller les choses, je t'en conjure ; il peut arriver tant d'accidents ! Si je l'épouse, je te jure d'honneur que je te ferai ta fortune. Tu n'en peux espérer autant de personne, et je tiendrai parole.

LISETTE
Ma fortune !

DORANTE
Oui, je te le promets. Ce n'est pas le bien d'Angélique qui me fait envie. Si je ne l'avais pas rencontrée ici, j'allais, à mon retour à Paris, épouser une veuve très riche et peut-être plus riche qu'elle ; tout le monde le sait ; mais il n'y a plus moyen : j'aime Angélique, et si jamais tes soins m'unissaient à elle, je me charge de ton établissement.

LISETTE(rêvant un peu.)
Vous êtes séduisant. Voilà une façon d'aimer qui commence à m'intéresser ; je me persuade qu'Angélique serait bien avec vous.

DORANTE
Je n'aimerai jamais qu'elle.

LISETTE
Vous lui ferez donc sa fortune aussi bien qu'à moi ? Mais, monsieur, vous n'avez rien, dites-vous ? Cela est dur. N'héritez-vous de personne ? Tous vos parents sont-ils ruinés ?

DORANTE
Je suis le neveu d'un homme qui a de très grands biens, qui m'aime beaucoup, et qui me traite comme un fils.

LISETTE
Eh ! que ne parlez-vous donc ! d'où vient me faire peur avec vos tristes récits, pendant que vous en avez de si consolants à faire ? Un oncle riche, voilà qui est excellent : et il est vieux, sans doute ; car ces messieurs-là ont coutume de l'être.

DORANTE
Oui ; mais le mien ne suit pas la coutume, il est jeune.

LISETTE
Jeune ! de quelle jeunesse encore ?

DORANTE
Il n'a que trente-cinq ans.

LISETTE
Miséricorde ! trente-cinq ans ! Cet homme-là n'est bon qu'à être le neveu d'un autre.

DORANTE
Il est vrai.

LISETTE
Mais du moins, est-il un peu infirme ?

DORANTE
Point du tout, il se porte à merveille ; il est, grâce au ciel, de la meilleure santé du monde ; car il m'est cher.

LISETTE
Trente-cinq ans et de la santé, avec un degré de parenté comme celui-là ! Le joli parent ! Et quelle est l'humeur de ce galant homme ?

DORANTE
Il est froid, sérieux et philosophe.

LISETTE
Encore passe, voilà une humeur qui peut nous dédommager de la vieillesse et des infirmités qu'il n'a pas : il n'a qu'à nous assurer son bien.

DORANTE
Il ne faut pas s'y attendre ; on parle de quelque mariage en campagne pour lui.

LISETTE(s'écriant.)
Pour ce philosophe ! Il veut donc avoir des héritiers en propre personne ?

DORANTE
Le bruit en court.

LISETTE
Oh ! monsieur, vous m'impatientez avec votre situation ; en vérité, vous êtes insupportable ; tout est désolant avec vous, de quelque côté qu'on se tourne.

DORANTE
Te voilà donc dégoûtée de me servir ?

LISETTE(vivement.)
Non ; vous avez un malheur qui me pique et que je veux vaincre. Mais retirez-vous, voici Angélique qui arrive ; je ne lui ai pas dit que vous viendriez ici, quoiqu'elle s'attende bien à vous y voir. Vous paraîtrez dans un instant et ferez comme si vous arriviez. Donnez-moi le temps de l'instruire de tout ; j'ai à lui rendre compte de votre personne, elle m'a chargée de savoir un peu de vos nouvelles. Laissez-moi faire.
(Dorante sort.)

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