ACTE PREMIER - Scène 1



(La scène est dans la ville de Los-Reyes autrement Lima.)
(Alvarès, Gusman.)

Alvarès
Du conseil de Madrid l'autorité suprême
Pour successeur enfin, me donne un fils que j'aime.
Faites régner le prince et le dieu que je sers,
Sur la riche moitié d'un nouvel univers :
Gouvernez cette rive en malheurs trop féconde,
Qui produit les trésors et les crimes du monde ;
Je vous remets, mon fils, ces honneurs souverains
Que la vieillesse arrache à mes débiles mains.
J'ai consumé mon âge au sein de l'Amérique,
Je montrai le premier au peuple du Mexique
L'appareil inouï, pour ces mortels nouveaux,
De nos châteaux ailés qui volaient sur les eaux :
Des mers de Magellan jusqu'aux astres de l'Ourse,
Cortez Herman, Pizaro ont dirigé ma course ;
Heureux, si j'avais pu, pour fruit de mes travaux,
En chrétiens vertueux, changer tous ces héros !
Mais qui peut arrêter l'abus de la victoire ?
Leurs cruautés, mon fils, ont obscurci leur gloire,
Et j'ai pleuré longtemps sur ces tristes vainqueurs,
Que le ciel fit si grands, sans les rendre meilleurs.
Je touche au dernier pas de ma longue carrière
Et mes yeux sans regret quitteront la lumière,
S'ils vous ont vu régir, sous d'équitables lois,
L'empire du Potoze et la ville des rois.

Gusman
J'ai conquis avec vous ce sauvage hémisphère,
Dans ces climats brûlants j'ai vaincu sous mon père ;
Je dois de vous encore apprendre à gouverner,
Et recevoir vos lois plutôt que d'en donner.

Alvarès
Non, non, l'autorité ne veut point de partage :
Consumé de travaux, appesanti par l'âge,
Je suis las du pouvoir ; c'est assez si ma voix
Parle encore au conseil et règle vos exploits.
Croyez-moi, les humains que j'ai trop su connaître
Méritent peu, mon fils, qu'on veuille être leur maître.
Je consacre à mon dieu trop longtemps négligé,
Les restes languissants de ma caducité.
Je ne veux qu'une grâce, elle me sera chère,
Je l'attends comme ami, je la demande en père.
Mon fils, remettez-moi ces esclaves obscurs,
Aujourd'hui, par votre ordre, arrêtés dans nos murs ;
Songez que ce grand jour doit être un jour propice,
Marqué par la clémence et non par la justice.

Gusman
Quand vous priez un fils, seigneur vous commandez ;
Mais daignez voir au moins ce que vous hasardez.
D'une ville naissante encore mal assurée,
Au peuple américain nous défendons l'entrée :
Empêchons, croyez-moi, que ce peuple orgueilleux,
Au fer qui l'a dompté n'accoutume ses yeux ;
Que méprisant nos lois et prompt à les enfreindre,
Il ose contempler, des maîtres qu'il doit craindre.
Il faut toujours qu'il tremble, et n'apprenne à nous voir
Qu'armés de la vengeance ainsi que du pouvoir.
L'américain farouche est un monstre sauvage
Qui mord en frémissant le frein de l'esclavage :
Soumis au châtiment, fier dans l'impunité,
De la main qui le flatte il se croit redouté.
Tout pouvoir, en un mot, périt par l'indulgence,
Et la sévérité produit l'obéissance.
Je sais qu'aux castillans, il suffit de l'honneur,
Qu'à servir sans murmure ils mettent leur grandeur :
Mais le reste du monde esclave de la crainte
A besoin qu'on l'opprime et sert avec contrainte ;
Les dieux même adorés dans ces climats affreux
S'ils ne sont teints de sang, n'obtiennent point de vœux.

Alvarès
Ah mon fils, que je hais ces rigueurs tyranniques !
Les pouvez-vous aimer ces forfaits politiques ;
Vous chrétien, vous choisi pour régner désormais
Sur des chrétiens nouveaux au nom d'un dieu de paix ?
Vos yeux ne sont-ils pas assouvis des ravages
Qui de ce continent dépeuplent les rivages ?
Des bords de l'orient, n'étais-je donc venu
Dans un monde idolâtre, à l'Europe inconnu,
Que pour voir abhorrer sous ce brûlant tropique
Et le nom de l'Europe et le nom catholique !
Ah ! Dieu nous envoyait, par un contraire choix,
Pour annoncer son nom, pour faire aimer ses lois :
Et nous de ces climats, destructeurs implacables,
Nous et d'or et de sang toujours insatiables,
Déserteurs de ces lois qu'il fallait enseigner,
Nous égorgeons ce peuple au-lieu de le gagner ;
Par nous tout est en sang, par nous tout est en poudre,
Et nous n'avons du ciel imité que la foudre.
Notre nom, je l'avoue, inspire la terreur,
Les espagnols sont craints, mais ils sont en horreur :
Fléaux du nouveau monde, injustes, vains, avares,
Nous seuls en ces climats, nous sommes les barbares ;
L'américain farouche en sa simplicité
Nous égale en courage et nous passe en bonté.
Hélas ! Si, comme vous, il était sanguinaire,
S'il n'avait des vertus, vous n'auriez plus de père.
Avez-vous oublié qu'ils m'ont sauvé le jour ?
Avez-vous oublié, que, près de ce séjour,
Je me vis entouré par ce peuple en furie
Rendu cruel enfin par notre barbarie ?
Tous les miens, à mes yeux, terminèrent leur sort.
J'étais seul, sans secours, et j'attendais la mort :
Mais à mon nom, mon fils, je vis tomber leurs armes ;
Un jeune américain, les yeux baignés de larmes,
Au-lieu de me frapper, embrassa mes genoux.
" Alvarès, me dit-il, Alvarès est-ce vous ?
Vivez, votre vertu nous est trop nécessaire :
Vivez, aux malheureux servez longtemps de père :
Qu'un peuple de tyrans qui veut nous enchaîner
Du moins par cet exemple apprenne à pardonner ;
Allez, la grandeur d'âme est ici le partage
Du peuple infortuné qu'ils ont nommé sauvage. "
Eh bien vous gémissez, je sens qu'à ce récit
Votre cœur, malgré vous s'émeut et s'adoucit,
L'humanité vous parle ainsi que votre père !
Ah ! Si la cruauté vous était toujours chère,
De quel front aujourd'hui pourriez-vous vous offrir
Au vertueux objet qu'il vous faut attendrir ?
À la fille des rois de ces tristes contrées
Qu'à vos sanglantes mains la fortune a livrées.
Prétendez-vous, mon fils, cimenter ces liens
Par le sang répandu de ses concitoyens ?
Ou bien attendez-vous que ses cris et ses larmes
De vos sévères mains fassent tomber les armes ?

Gusman
Eh bien vous l'ordonnez, je brise leurs liens,
J'y consens ; mais songez qu'il faut qu'ils soient chrétiens.
Ainsi le veut la loi : quitter l'idolâtrie
Est un titre en ces lieux pour mériter la vie :
À la religion gagnons les à ce prix :
Commandons aux cœurs même et forçons les esprits ;
De la nécessité le pouvoir invincible
Traîne aux pieds des autels un courage inflexible.
Je veux que ces mortels, esclaves de ma loi,
Tremblent sous un seul dieu, comme sous un seul roi.

Alvarès
Écoutez-moi, mon fils, plus que vous je désire
Qu'ici la vérité fonde un nouvel empire,
Que le ciel et l'Espagne y soient sans ennemis,
Mais les cœurs opprimés ne sont jamais soumis ;
J'en ai gagné plus d'un, je n'ai forcé personne,
Et le vrai Dieu, mon fils, est un dieu qui pardonne.

Gusman
Je me rends donc seigneur et vous l'avez voulu,
Vous avez sur un fils un pouvoir absolu ;
Oui, vous amolliriez le cœur le plus farouche,
L'indulgente vertu parle par votre bouche.
Eh bien, puisque le ciel voulut vous accorder
Ce don, cet heureux don de tout persuader,
C'est de vous que j'attends le bonheur de ma vie ;
Alzire contre moi par mes feux enhardie,
Se donnant à regret, ne me rend point heureux.
Je l'aime, je l'avoue, et plus que je ne veux ;
Mais enfin je ne peux, même en voulant lui plaire,
De mon cœur trop altier fléchir le caractère,
Et rampant sous ses lois, esclave d'un coup d'œil,
Par des soumissions caresser son orgueil.
Je ne veux point sur moi lui donner tant d'empire,
Vous seul, vous pouvez tout sur le père d'Alzire,
En un mot, parlez-lui pour la dernière fois ;
Qu'il commande à sa fille et force enfin son choix.
Daignez… mais c'en est trop, je rougis que mon père
Pour l'intérêt d'un fils s'abaisse à la prière.

Alvarès
C'en est fait, j'ai parlé, mon fils, et sans rougir
Montèze a vu sa fille, il l'aura su fléchir ;
De sa famille auguste en ces lieux prisonnière,
Le ciel a par mes soins consolé la misère.
Pour le vrai Dieu Montèze a quitté ses faux dieux,
Lui-même de sa fille, a dessillé les yeux,
De tout ce nouveau monde Alzire est le modèle,
Les peuples incertains fixent les yeux sur elle :
Son cœur aux castillans va donner tous les cœurs,
L'Amérique à genoux adoptera nos mœurs ;
La foi doit y jeter ses racines profondes,
Votre hymen est le nœud qui joindra les deux mondes.
Ces féroces humains qui détestent nos lois,
Voyant entre vos bras la fille de leurs rois,
Vont d'un esprit moins fier et d'un cœur plus facile,
Sous votre joug heureux baisser un front docile ;
Et je verrai, mon fils, grâces à ces doux liens,
Tous les cœurs désormais espagnols et chrétiens.
Montèze vient ici, mon fils, allez m'attendre
Aux autels, où sa fille avec lui va se rendre.

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