ACTE DEUXIÈME - Scène 4



(Montèze, Zamore, américains.)

Zamore
Cher Montèze, est-ce toi que je tiens dans mes bras ?
Revois ton cher Zamore échappé du trépas,
Qui du sein du tombeau renaît pour te défendre ;
Revois ton tendre ami, ton allié, ton gendre.
Alzire est-elle ici ? Parle quel est son sort ?
Achève de me rendre ou la vie ou la mort.

Montèze
Cacique malheureux ! Sur le bruit de ta perte,
Aux plus tendres regrets notre âme était ouverte ;
Nous te redemandions à nos cruels destins,
Autour d'un vain tombeau que t'ont dressé nos mains.
Tu vis : puisse le ciel te rendre un sort tranquille,
Puissent tous nos malheurs finir dans cet asile !
Zamore, ah ! Quel dessein t'a conduit en ces lieux ?

Zamore
La soif de me venger, toi, ta fille, et mes dieux.

Montèze
Que dis-tu ?

Zamore
Souviens-toi du jour épouvantable
Où ce fer espagnol, terrible, invulnérable
Renversa, détruisit jusqu'en leurs fondements
Ces murs, que du soleil ont bâti les enfants.
Gusman était son nom. Le destin qui m'opprime
Ne m'apprit rien de lui que son nom et son crime.
Ce nom, mon cher Montèze, à mon cœur si fatal,
Du pillage et du meurtre était l'affreux signal.
À ce nom, de mes bras on m'arracha ta fille,
Dans un vil esclavage on traîna ta famille :
On démolit ce temple et ces autels chéris,
Où nos dieux m'attendaient pour me nommer ton fils ;
On me traîna vers lui ; dirais-je à quel supplice,
À quels maux me livra sa barbare avarice ?
Pour m'arracher ces biens par lui déifiés,
Idoles de son peuple et que je foule aux pieds ?
Je fus laissé mourant au milieu des tortures.
Le temps ne peut jamais affaiblir les injures,
Je viens après trois ans d'assembler des amis
Dans leur commune haine avec nous affermis :
Ils sont dans nos forêts et leur foule héroïque
Vient périr sous ces murs ou venger l'Amérique.

Montèze
Je te plains ; mais hélas ! Où vas-tu t'emporter ?
Ne cherche point la mort qui voulait t'éviter.
Que peuvent tes amis et leurs armes fragiles,
Des habitants des eaux, dépouilles inutiles,
Ces marbres impuissants en sabres façonnés,
Ces soldats presque nus et mal disciplinés,
Contres ces fiers géants, ces tyrans de la terre
De fer étincelants, armés de leur tonnerre,
Qui s'élancent sur nous aussi prompts que les vents,
Sur des monstres guerriers pour eux obéissants.
L'univers a cédé… cédons mon cher Zamore.

Zamore
Moi fléchir, moi ramper, lorsque je vis encore !
Ah ! Montèze crois-moi, ces foudres, ces éclairs,
Ce fer, dont nos tyrans sont armés et couverts,
Ces rapides coursiers qui sous eux font la guerre,
Pouvaient à leur abord, épouvanter la terre.
Je les vois d'un œil fixe et leur ose insulter,
Pour les vaincre, il suffit de ne rien redouter.
Leur nouveauté, qui seule a fait ce monde esclave,
Subjugue qui la craint, et cède à qui la brave.
L'or, ce poison brillant qui naît dans nos climats,
Attire ici l'Europe, et ne nous défend pas.
Le fer manque à nos mains : les cieux, pour nous avares,
Ont fait ce don funeste à des mains plus barbares ;
Mais pour venger enfin nos peuples abattus,
Le ciel, au lieu de fer, nous donna des vertus.
Je combats pour Alzire, et je vaincrai pour elle.

Montèze
Le ciel est contre toi : calme un frivole zèle.
Les temps sont trop changés.

Zamore
Que peux-tu dire, hélas !
Les temps sont-ils changés, si ton cœur ne l'est pas ?
Si ta fille est fidèle à ses vœux, à sa gloire,
Si Zamore est présent encore à sa mémoire ?
Tu détournes les yeux, tu pleures, tu gémis !

Montèze
Zamore infortuné !

Zamore
Ne suis-je plus ton fils ?
Nos tyrans ont flétri ton âme magnanime ;
Sur le bord de la tombe ils t'ont appris le crime.

Montèze
Je ne suis point coupable, et tous ces conquérants,
Ainsi que tu le crois, ne sont point des tyrans.
Il en est que le ciel guida dans cet empire,
Moins pour nous conquérir qu'afin de nous instruire ;
Qui nous ont apporté de nouvelles vertus,
Des secrets immortels, et des arts inconnus,
La science de l'homme, un grand exemple à suivre ;
Enfin, l'art d'être heureux, de penser, et de vivre.

Zamore
Que dis-tu ! Quelle horreur ta bouche ose avouer ?
Alzire est leur esclave ; et tu peux les louer !

Montèze
Elle n'est point esclave.

Zamore
Ah ! Montèze, ah ! Mon père,
Pardonne à mes malheurs, pardonne à ma colère !
Songe qu'elle est à moi par des nœuds éternels :
Oui, tu me l'as promise aux pieds des immortels ;
Ils ont reçu sa foi, son cœur n'est point parjure.
N'atteste point ces dieux enfants de l'imposture,
Ces fantômes affreux, que je ne connais plus,
Sous le dieu que j'adore ils sont tous abattus.

Zamore
Quoi, ta religion ! Quoi, la loi de nos pères !

Montèze
J'ai connu son néant, j'ai quitté ses chimères ;
Puisse le dieu des dieux, dans ce monde ignoré,
Manifester son être à ton cœur éclaire !
Puisses-tu mieux connaître, ô ! Malheureux Zamore,
Les vertus de l'Europe, et le dieu qu'elle adore !

Zamore
Quelles vertus ! Cruel ! Les tyrans de ces lieux
T'ont fait esclave en tout, t'ont arraché tes dieux !
Tu les a donc trahis, pour trahir ta promesse ?
Alzire a-t-elle encore imité ta faiblesse ?
Garde toi…

Montèze
Va mon cœur ne se reproche rien.
Je dois bénir mon sort, et pleurer sur le tien.

Zamore
Si tu trahis ta foi, tu dois pleurer sans doute.
Prend pitié des tourments que ton crime me coûte ;
Prend pitié de ce cœur enivré tour à tour
De zèle pour mes dieux, de vengeance et d'amour.
Je cherche ici Gusman, j'y vole pour Alzire,
Viens, conduis-moi vers elle, et qu'à ses pieds j'expire.
Ne me dérobe point le bonheur de la voir,
Craint de porter Zamore au dernier désespoir,
Reprend un cœur humain, que ta vertu bannie…

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