ACTE CINQUIÈME - Scène 5



(Alzire, Zamore, Alvarès, gardes.)

Zamore
J'attends la mort de toi, le ciel le veut ainsi,
Tu dois me prononcer l'arrêt qu'on vient de rendre,
Parle sans te troubler comme je vais t'entendre ;
Et fais livrer sans crainte aux supplices tout prêts
L'assassin de ton fils, et l'ami d'Alvarès.
Mais que t'a fait Alzire ? Et quelle barbarie
Te force à lui ravir une innocente vie ?
Les espagnols enfin t'ont donné leur fureur,
Une injuste vengeance entre-t-elle en ton cœur ?
Connu seul parmi nous par ta clémence auguste,
Tu veux donc renoncer à ce grand nom de juste !
Dans le sang innocent ta main va se baigner !

Alzire
Venge-toi, venge un fils, mais sans me soupçonner,
Épouse de Gusman, ce nom seul doit t'apprendre
Que loin de le trahir je l'aurais su défendre.
J'ai respecté ton fils, et ce cœur gémissant,
Lui conserva sa foi même en le haïssant.
Que je sois de ton peuple applaudie ou blâmée,
Ta seule opinion fera ma renommée ;
Estimée en mourant d'un cœur tel que le tien,
Je dédaigne le reste et ne demande rien.
Zamore va mourir, il faut bien que je meure,
C'est tout ce que j'attends, et c'est toi que je pleure.

Alvarès
Quel mélange, grand dieu, de tendresse et d'horreur !
L'assassin de mon fils est mon libérateur.
Zamore !… oui, je te dois des jours que je déteste,
Tu m'as vendu bien cher un présent si funeste…
Je suis père, mais homme ; et malgré ta fureur,
Malgré la voix du sang qui parle à ma douleur,
Qui demande vengeance à mon âme éperdue,
La voix de tes bienfaits est encore entendue.
Et toi qui fus ma fille, et que dans nos malheurs,
J'appelle encore d'un nom qui fait couler nos pleurs,
Va, ton père est bien loin de joindre à ses souffrances
Cet horrible plaisir que donnent les vengeances.
Il faut perdre à la fois par des coups inouïs,
Et mon libérateur, et ma fille et mon fils.
Le conseil vous condamne, il a dans sa colère
Du fer de la vengeance armé la main d'un père.
Je n'ai point refusé ce ministère affreux…
Et je viens le remplir pour vous sauver tous deux.
Zamore, tu peux tout.

Zamore
Je peux sauver Alzire ?
Ah ! Parle, que faut-il ?

Alvarès
Croire un dieu qui m'inspire,
Tu peux changer d'un mot et son sort et le tien ;
Ici la loi pardonne à qui se rend chrétien.
Cette loi que naguère un saint zèle a dictée
Du ciel en ta faveur y semble être apportée.
Le dieu qui nous apprit lui-même à pardonner,
De son ombre à nos yeux saura t'environner :
Tu vas des espagnols arrêter la colère,
Ton sang sacré pour eux est le sang de leur frère :
Les traits de la vengeance en leurs mains suspendus
Sur Alzire et sur toi ne se tourneront plus ;
Je réponds de sa vie ainsi que de la tienne,
Zamore, c'est de toi, qu'il faut que je l'obtienne.
Ne sois point inflexible à cette faible voix,
Je te devrai la vie une seconde fois.
Cruel, pour me payer du sang dont tu me prives,
Un père infortuné demande que tu vives.
Rends-toi chrétien comme elle, accorde-moi ce prix
De ses jours, et des tiens, et du sang de mon fils.

Zamore (à Alzire.)
Alzire jusques là chéririons-nous la vie ?
La rachèterions-nous par mon ignominie ?
Quitterai-je mes dieux pour le dieu de Gusman ?
Et toi plus que ton fils seras-tu mon tyran ?
Tu veux qu'Alzire meure ou que je vive en traître.
Ah ! Lorsque de tes jours je me suis vu le maître,
Si j'avais mis ta vie à cet indigne prix,
Parle, aurais-tu quitté les dieux de ton pays ?

Alvarès
J'aurais fait ce qu'ici tu me vois faire encore,
J'aurais prié ce dieu, seul être que j'adore,
De n'abandonner pas un cœur tel que le tien,
Tout aveuglé qu'il est, digne d'être chrétien.

Zamore
Dieux ! Quel genre inouï de trouble et de supplice,
Entre quels attentats faut-il que je choisisse !
(À Alzire,)
Il s'agit de tes jours, il s'agit de mes dieux.
Toi, qui m'oses aimer oses juger entre eux,
Je m'en remets à toi, mon cœur se flatte encore
Que tu ne voudras point la honte de Zamore.

Alzire
Écoute. Tu sais trop qu'un père infortuné
Disposa de ce cœur que je t'avais donné,
Je reconnus son dieu : tu peux de ma jeunesse
Accuser si tu veux l'erreur ou la faiblesse ;
Mais des lois des chrétiens mon esprit enchanté
Vit chez eux, ou du moins, crut voir la vérité ;
Et ma bouche abjurant les dieux de ma patrie
Par mon âme en secret ne fut point démentie ;
Mais renoncer aux dieux que l'on croit dans son cœur,
C'est le crime d'un lâche, et non pas une erreur,
C'est trahir à la fois sous un masque hypocrite
Et le dieu qu'on préfère, et le dieu que l'on quitte,
C'est mentir au ciel même, à l'univers, à soi.
Mourons ; mais en mourant sois digne encore de moi,
Et si Dieu ne te donne une clarté nouvelle ;
Ta probité te parle, il faut n'écouter qu'elle.

Zamore
J'ai prévu ta réponse, il vaut mieux expirer
Et mourir avec toi que se déshonorer.

Alvarès
Cruels, ainsi tous deux vous voulez votre perte !
Vous bravez ma bonté qui vous était offerte ;
Écoutez, le temps presse et ces lugubres cris…

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