ACTE V - Scène III



(EURYDICE, SURENA, PALMIS.)

PALMIS
On dit qu'on vous exile à moins que d'épouser,
Seigneur, ce que le roi daigne vous proposer.

SURENA
Non ; mais jusqu'à l'hymen que Pacorus souhaite,
Il m'ordonne chez moi quelques jours de retraite.

PALMIS
Et vous partez ?

SURENA
Je pars.

PALMIS
Et malgré son courroux,
Vous avez sûreté d'aller jusque chez vous ?
Vous êtes à couvert des périls dont menace
Les gens de votre sorte une telle disgrâce,
Et s'il faut dire tout, sur de si longs chemins
Il n'est point de poisons, il n'est point d'assassins ?

SURENA
Le roi n'a pas encore oublié mes services,
Pour commencer par moi de telles injustices :
Il est trop généreux pour perdre son appui.

PALMIS
S'il l'est, tous vos jaloux le sont-ils comme lui ?
Est-il aucun flatteur, seigneur, qui lui refuse
De lui prêter un crime et lui faire une excuse ?
En est-il que l'espoir d'en faire mieux sa cour
N'expose sans scrupule à ces courroux d'un jour,
Ces courroux qu'on affecte alors qu'on désavoue
De lâches coups d'état dont en l'âme on se loue,
Et qu'une absence élude, attendant le moment
Qui laisse évanouir ce faux ressentiment ?

SURENA
Ces courroux affectés que l'artifice donne
Font souvent trop de bruit pour abuser personne.
Si ma mort plaît au roi, s'il la veut tôt ou tard,
J'aime mieux qu'elle soit un crime qu'un hasard ;
Qu'aucun ne l'attribue à cette loi commune
Qu'impose la nature et règle la fortune ;
Que son perfide auteur, bien qu'il cache sa main,
Devienne abominable à tout le genre humain ;
Et qu'il en naisse enfin des haines immortelles
Qui de tous ses sujets lui fassent des rebelles.

PALMIS
Je veux que la vengeance aille à son plus haut point :
Les morts les mieux vengés ne ressuscitent point,
Et de tout l'univers la fureur éclatante
En consolerait mal et la sœur et l'amante.

SURENA
Que faire donc, ma sœur ?

PALMIS
Votre asile est ouvert.

SURENA
Quel asile ?

PALMIS
L'hymen qui vous vient d'être offert.
Vos jours en sûreté dans les bras de Mandane,
Sans plus rien craindre…

SURENA
Et c'est ma sœur qui m'y condamne !
C'est elle qui m'ordonne avec tranquillité
Aux yeux de ma princesse une infidélité !

PALMIS
Lorsque d'aucun espoir notre ardeur n'est suivie,
Doit-on être fidèle aux dépens de sa vie ?
Mais vous ne m'aidez point à le persuader,
Vous qui d'un seul regard pourriez tout décider ?
Madame, ses périls ont-ils de quoi vous plaire ?

EURYDICE
Je crois faire beaucoup, madame, de me taire ;
Et tandis qu'à mes yeux vous donnez tout mon bien,
C'est tout ce que je puis que de ne dire rien.
Forcez-le, s'il se peut, au nœud que je déteste ;
Je vous laisse en parler, dispensez-moi du reste :
Je n'y mets point d'obstacle, et mon esprit confus…
C'est m'expliquer assez : n'exigez rien de plus.

SURENA
Quoi ? Vous vous figurez que l'heureux nom de gendre,
Si ma perte est jurée, a de quoi m'en défendre,
Quand malgré la nature, en dépit de ses lois,
Le parricide a fait la moitié de nos rois,
Qu'un frère pour régner se baigne au sang d'un frère,
Qu'un fils impatient prévient la mort d'un père ?
Notre Orode lui-même, où serait-il sans moi ?
Mithradate pour lui montrait-il plus de foi ?
Croyez-vous Pacorus bien plus sûr de Phradate ?
J'en connais mal le cœur, si bientôt il n'éclate,
Et si de ce haut rang, que j'ai vu l'éblouir,
Son père et son aîné peuvent longtemps jouir.
Je n'aurai plus de bras alors pour leur défense ;
Car enfin mes refus ne font pas mon offense ;
Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour :
Je l'ai dit, avec elle il croîtra chaque jour ;
Plus je les servirai, plus je serai coupable ;
Et s'ils veulent ma mort, elle est inévitable.
Chaque instant que l'hymen pourrait la reculer
Ne les attacherait qu'à mieux dissimuler ;
Qu'à rendre, sous l'appas d'une amitié tranquille,
L'attentat plus secret, plus noir et plus facile.
Ainsi dans ce grand nœud chercher ma sûreté,
C'est inutilement faire une lâcheté,
Souiller en vain mon nom, et vouloir qu'on m'impute
D'avoir enseveli ma gloire sous ma chute.
Mais, dieux ! Se pourrait-il qu'ayant si bien servi,
Par l'ordre de mon roi le jour me fût ravi ?
Non, non : c'est d'un bon œil qu'Orode me regarde ;
Vous le voyez, ma sœur, je n'ai pas même un garde :
Je suis libre.

PALMIS
Et j'en crains d'autant plus son courroux :
S'il vous faisait garder, il répondrait de vous.
Mais pouvez-vous, seigneur, rejoindre votre suite ?
Êtes-vous libre assez pour choisir une fuite ?
Garde-t-on chaque porte à moins d'un grand dessein ?
Pour en rompre l'effet, il ne faut qu'une main.
Par toute l'amitié que le sang doit attendre,
Par tout ce que l'amour a pour vous de plus tendre…

SURENA
La tendresse n'est point de l'amour d'un héros :
Il est honteux pour lui d'écouter des sanglots ;
Et parmi la douceur des plus illustres flammes,
Un peu de dureté sied bien aux grandes âmes.

PALMIS
Quoi ? Vous pourriez…

SURENA
Adieu : le trouble où je vous vois
Me fait vous craindre plus que je ne crains le roi.

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