ACTE II - Scène II



(PACORUS, EURYDICE.)

PACORUS
Quoi ? Madame, venir vous-même à ma rencontre !
Cet excès de bonté que votre cœur me montre…

EURYDICE
J'allais chercher Palmis, que j'aime à consoler
Sur un malheur qui presse et ne peut reculer.

PACORUS
Laissez-moi vous parler d'affaires plus pressées,
Et songez qu'il est temps de m'ouvrir vos pensées :
Vous vous abuseriez à les plus retenir.
Je vous aime, et demain l'hymen doit nous unir :
M'aimez-vous ?

EURYDICE
Oui, seigneur, et ma main vous est sûre.

PACORUS
C'est peu que de la main, si le cœur en murmure.

EURYDICE
Quel mal pourrait causer le murmure du mien,
S'il murmurait si bas qu'aucun n'en apprît rien ?

PACORUS
Ah ! Madame, il me faut un aveu plus sincère.

EURYDICE
Épousez-moi, seigneur, et laissez-moi me taire :
Un pareil doute offense, et cette liberté
S'attire quelquefois trop de sincérité.

PACORUS
C'est ce que je demande, et qu'un mot sans contrainte
Justifie aujourd'hui mon espoir ou ma crainte.
Ah ! Si vous connaissiez ce que pour vous je sens !

EURYDICE
Je ferais ce que font les cœurs obéissants,
Ce que veut mon devoir, ce qu'attend votre flamme,
Ce que je fais enfin.

PACORUS
Vous feriez plus, madame :
Vous me feriez justice, et prendriez plaisir
À montrer que nos cœurs ne forment qu'un désir.
Vous me diriez sans cesse : " oui, prince, je vous aime,
Mais d'une passion comme la vôtre extrême ;
Je sens le même feu, je fais les mêmes vœux ;
Ce que vous souhaitez est tout ce que je veux ;
Et cette illustre ardeur ne sera point contente,
Qu'un glorieux hymen n'ait rempli notre attente. "

EURYDICE
Pour vous tenir, seigneur, un langage si doux,
Il faudrait qu'en amour j'en susse autant que vous.

PACORUS
Le véritable amour, dès que le cœur soupire,
Instruit en un moment de tout ce qu'on doit dire.
Ce langage à ses feux n'est jamais importun,
Et si vous l'ignorez, vous n'en sentez aucun.

EURYDICE
Suppléez-y, seigneur, et dites-vous vous-même
Tout ce que sent un cœur dès le moment qu'il aime ;
Faites-vous-en pour moi le charmant entretien :
J'avouerai tout, pourvu que je n'en dise rien.

PACORUS
Ce langage est bien clair, et je l'entends sans peine.
Au défaut de l'amour, auriez-vous de la haine ?
Je ne veux pas le croire, et des yeux si charmants…

EURYDICE
Seigneur, sachez pour vous quels sont mes sentiments.
Si l'amitié vous plaît, si vous aimez l'estime,
À vous les refuser je croirais faire un crime ;
Pour le cœur, si je puis vous le dire entre nous,
Je ne m'aperçois point qu'il soit encore à vous.

PACORUS
Ainsi donc ce traité qu'ont fait les deux couronnes…

EURYDICE
S'il a pu l'une à l'autre engager nos personnes,
Au seul don de la main son droit est limité,
Et mon cœur avec vous n'a point fait de traité.
C'est sans vous le devoir que je fais mon possible
À le rendre pour vous plus tendre et plus sensible :
Je ne sais si le temps l'y pourra disposer ;
Mais qu'il le puisse ou non, vous pouvez m'épouser.

PACORUS
Je le puis, je le dois, je le veux ; mais, madame,
Dans ces tristes froideurs dont vous payez ma flamme,
Quelque autre amour plus fort…

EURYDICE
Qu'osez-vous demander,
Prince ?

PACORUS
De mon bonheur ce qui doit décider.

EURYDICE
Est-ce un aveu qui puisse échapper à ma bouche ?

PACORUS
Il est tout échappé, puisque ce mot vous touche.
Si vous n'aviez du cœur fait ailleurs l'heureux don,
Vous auriez moins de gêne à me dire que non ;
Et pour me garantir de ce que j'appréhende,
La réponse avec joie eût suivi la demande.
Madame, ce qu'on fait sans honte et sans remords
Ne coûte rien à dire, il n'y faut point d'efforts ;
Et sans que la rougeur au visage nous monte…

EURYDICE
Ah ! Ce n'est point pour moi que je rougis de honte.
Si j'ai pu faire un choix, je l'ai fait assez beau
Pour m'en faire un honneur jusque dans le tombeau ;
Et quand je l'avouerai, vous aurez lieu de croire
Que tout mon avenir en aimera la gloire.
Je rougis, mais pour vous, qui m'osez demander
Ce qu'on doit avoir peine à se persuader ;
Et je ne comprends point avec quelle prudence
Vous voulez qu'avec vous j'en fasse confidence,
Vous qui près d'un hymen accepté par devoir,
Devriez sur ce point craindre de trop savoir.

PACORUS
Mais il est fait, ce choix qu'on s'obstine à me taire,
Et qu'on cherche à me dire avec tant de mystère ?

EURYDICE
Je ne vous le dis point ; mais si vous m'y forcez,
Il vous en coûtera plus que vous ne pensez.

PACORUS
Eh bien ! Madame, eh bien ! Sachons, quoi qu'il en coûte,
Quel est ce grand rival qu'il faut que je redoute.
Dites, est-ce un héros ? Est-ce un prince ? Est-ce un roi ?

EURYDICE
C'est ce que j'ai connu de plus digne de moi.

PACORUS
Si le mérite est grand, l'estime est un peu forte.

EURYDICE
Vous la pardonnerez à l'amour qui s'emporte :
Comme vous le forcez à se trop expliquer,
S'il manque de respect, vous l'en faites manquer.
Il est si naturel d'estimer ce qu'on aime,
Qu'on voudrait que partout on l'estimât de même ;
Et la pente est si douce à vanter ce qu'il vaut,
Que jamais on ne craint de l'élever trop haut.

PACORUS
C'est en dire beaucoup.

EURYDICE
Apprenez davantage,
Et sachez que l'effort où mon devoir m'engage
Ne peut plus me réduire à vous donner demain
Ce qui vous était sûr, je veux dire ma main.
Ne vous la promettez qu'après que dans mon âme
Votre mérite aura dissipé cette flamme,
Et que mon cœur, charmé par des attraits plus doux,
Se sera répondu de n'aimer rien que vous ;
Et ne me dites point que pour cet hyménée
C'est par mon propre aveu qu'on a pris la journée :
J'en sais la conséquence, et diffère à regret ;
Mais puisque vous m'avez arraché mon secret,
Il n'est ni roi, ni père, il n'est prière, empire,
Qu'au péril de cent morts mon cœur n'ose en dédire.
C'est ce qu'il n'est plus temps de vous dissimuler,
Seigneur ; et c'est le prix de m'avoir fait parler.

PACORUS
À ces bontés, madame, ajoutez une grâce ;
Et du moins, attendant que cette ardeur se passe,
Apprenez-moi le nom de cet heureux amant
Qui sur tant de vertu règne si puissamment,
Par quelles qualités il a pu la surprendre.

EURYDICE
Ne me pressez point tant, seigneur, de vous l'apprendre.
Si je vous l'avais dit…

PACORUS
Achevons.

EURYDICE
Dès demain
Rien ne m'empêcherait de lui donner la main.

PACORUS
Il est donc en ces lieux, madame ?

EURYDICE
Il y peut être,
Seigneur, si déguisé qu'on ne le peut connaître.
Peut-être en domestique est-il auprès de moi ;
Peut-être s'est-il mis de la maison du roi ;
Peut-être chez vous-même il s'est réduit à feindre.
Craignez-le dans tous ceux que vous ne daignez craindre,
Dans tous les inconnus que vous aurez à voir ;
Et plus que tout encor, craignez de trop savoir.
J'en dis trop ; il est temps que ce discours finisse.
À Palmis que je vois rendez plus de justice ;
Et puissent de nouveau ses attraits vous charmer,
Jusqu'à ce que le temps m'apprenne à vous aimer !

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