ACTE I - Scène I



(EURYDICE, ORMENE.)

EURYDICE
Ne me parle plus tant de joie et d'hyménée ;
Tu ne sais pas les maux où je suis condamnée,
Ormène : c'est ici que doit s'exécuter
Ce traité qu'à deux rois il a plu d'arrêter ;
Et l'on a préféré cette superbe ville,
Ces murs de Séleucie, aux murs d'Hécatompyle.
La reine et la princesse en quittent le séjour,
Pour rendre en ces beaux lieux tout son lustre à la cour.
Le roi les mande exprès, le prince n'attend qu'elles ;
Et jamais ces climats n'ont vu pompes si belles.
Mais que servent pour moi tous ces préparatifs,
Si mon cœur est esclave et tous ses vœux captifs,
Si de tous ces efforts de publique allégresse
Il se fait des sujets de trouble et de tristesse ?
J'aime ailleurs.

ORMENE
Vous madame ?

EURYDICE
Ormène, je l'ai tu
Tant que j'ai pu me rendre à toute ma vertu.
N'espérant jamais voir l'amant qui m'a charmée,
Ma flamme dans mon cœur se tenait renfermée :
L'absence et la raison semblaient la dissiper ;
Le manque d'espoir même aidait à me tromper.
Je crus ce cœur tranquille, et mon devoir sévère
Le préparait sans peine aux lois du roi mon père,
Au choix qui lui plairait. Mais, ô dieux ! Quel tourment,
S'il faut prendre un époux aux yeux de cet amant !

ORMENE
Aux yeux de votre amant !

EURYDICE
Il est temps de te dire
Et quel malheur m'accable, et pour qui je soupire.
Le mal qui s'évapore en devient plus léger,
Et le mien avec toi cherche à se soulager.
Quand l'avare Crassus, chef des troupes romaines,
Entreprit de dompter les Parthes dans leurs plaines,
Tu sais que de mon père il brigua le secours ;
Qu'Orode en fit autant au bout de quelques jours ;
Que pour ambassadeur il prit ce héros même,
Qui l'avait su venger et rendre au diadème.

ORMENE
Oui, je vis Suréna vous parler pour son roi,
Et Cassius pour Rome avoir le même emploi.
Je vis de ces états l'orgueilleuse puissance
D'Artabase à l'envi mendier l'assistance,
Ces deux grands intérêts partager votre cour,
Et des ambassadeurs prolonger le séjour.

EURYDICE
Tous deux, ainsi qu'au roi, me rendirent visite,
Et j'en connus bientôt le différent mérite.
L'un, fier et tout gonflé d'un vieux mépris des rois,
Semblait pour compliment nous apporter des lois ;
L'autre, par les devoirs d'un respect légitime,
Vengeait le sceptre en nous de ce manque d'estime.
L'amour s'en mêla même ; et tout son entretien
Sembla m'offrir son cœur, et demander le mien.
Il l'obtint ; et mes yeux, que charmait sa présence,
Soudain avec les siens en firent confidence.
Ces muets truchements surent lui révéler
Ce que je me forçais à lui dissimuler ;
Et les mêmes regards qui m'expliquaient sa flamme
S'instruisaient dans les miens du secret de mon âme.
Ses vœux y rencontraient d'aussi tendres désirs :
Un accord imprévu confondait nos soupirs,
Et d'un mot échappé la douceur hasardée
Trouvait l'âme en tous deux toute persuadée.

ORMENE
Cependant est-il roi, madame ?

EURYDICE
Il ne l'est pas ;
Mais il sait rétablir les rois dans leurs états.
Des Parthes le mieux fait d'esprit et de visage,
Le plus puissant en biens, le plus grand en courage,
Le plus noble : joins-y l'amour qu'il a pour moi ;
Et tout cela vaut bien un roi qui n'est que roi.
Ne t'effarouche point d'un feu dont je fais gloire,
Et souffre de mes maux que j'achève l'histoire.
L'amour, sous les dehors de la civilité,
Profita quelque temps des longueurs du traité :
On ne soupçonna rien des soins d'un si grand homme.
Mais il fallut choisir entre le Parthe et Rome.
Mon père eut ses raisons en faveur du Romain ;
J'eus les miennes pour l'autre, et parlai même en vain ;
Je fus mal écoutée, et dans ce grand ouvrage
On ne daigna peser ni compter mon suffrage.
Nous fûmes donc pour Rome ; et Suréna confus
Emporta la douleur d'un indigne refus.
Il m'en parut ému, mais il sut se contraindre :
Pour tout ressentiment il ne fit que nous plaindre ;
Et comme tout son cœur me demeura soumis,
Notre adieu ne fut point un adieu d'ennemis.
Que servit de flatter l'espérance détruite ?
Mon père choisit mal : on l'a vu par la suite.
Suréna fit périr l'un et l'autre Crassus,
Et sur notre Arménie Orode eut le dessus :
Il vint dans nos états fondre comme un tonnerre.
Hélas ! J'avais prévu les maux de cette guerre,
Et n'avais pas compté parmi ses noirs succès
Le funeste bonheur que me gardait la paix.
Les deux rois l'ont conclue, et j'en suis la victime :
On m'amène épouser un prince magnanime ;
Car son mérite enfin ne m'est point inconnu,
Et se ferait aimer d'un cœur moins prévenu ;
Mais quand ce cœur est pris et la place occupée,
Des vertus d'un rival en vain l'âme est frappée :
Tout ce qu'il a d'aimable importune les yeux ;
Et plus il est parfait, plus il est odieux.
Cependant j'obéis, Ormène : je l'épouse,
Et de plus…

ORMENE
Qu'auriez-vous de plus ?

EURYDICE
Je suis jalouse.

ORMENE
Jalouse ! Quoi ? Pour comble aux maux dont je vous plains…

EURYDICE
Tu vois ceux que je souffre, apprends ceux que je crains.
Orode fait venir la princesse sa fille ;
Et s'il veut de mon bien enrichir sa famille,
S'il veut qu'un double hymen honore un même jour,
Conçois mes déplaisirs : je t'ai dit mon amour.
C'est bien assez, ô ciel ! Que le pouvoir suprême
Me livre en d'autres bras aux yeux de ce que j'aime :
Ne me condamne pas à ce nouvel ennui
De voir tout ce que j'aime entre les bras d'autrui.

ORMENE
Votre douleur, madame, est trop ingénieuse.

EURYDICE
Quand on a commencé de se voir malheureuse,
Rien ne s'offre à nos yeux qui ne fasse trembler :
La plus fausse apparence a droit de nous troubler ;
Et tout ce qu'on prévoit, tout ce qu'on s'imagine,
Forme un nouveau poison pour une âme chagrine.

ORMENE
En ces nouveaux poisons trouvez-vous tant d'appas
Qu'il en faille faire un d'un hymen qui n'est pas ?

EURYDICE
La princesse est mandée, elle vient, elle est belle ;
Un vainqueur des Romains n'est que trop digne d'elle.
S'il la voit, s'il lui parle, et si le roi le veut…
J'en dis trop ; et déjà tout mon cœur qui s'émeut…

ORMENE
À soulager vos maux appliquez même étude
Qu'à prendre un vain soupçon pour une certitude :
Songez par où l'aigreur s'en pourrait adoucir.

EURYDICE
J'y fais ce que je puis, et n'y puis réussir.
N'osant voir Suréna, qui règne en ma pensée,
Et qui me croit peut-être une âme intéressée,
Tu vois quelle amitié j'ai faite avec sa sœur :
Je crois le voir en elle, et c'est quelque douceur,
Mais légère, mais faible, et qui me gêne l'âme
Par l'inutile soin de lui cacher ma flamme.
Elle la sait sans doute, et l'air dont elle agit
M'en demande un aveu dont mon devoir rougit :
Ce frère l'aime trop pour s'être caché d'elle.
N'en use pas de même, et sois-moi plus fidèle ;
Il suffit qu'avec toi j'amuse mon ennui.
Toutefois tu n'as rien à me dire de lui
Tu ne sais ce qu'il fait, tu ne sais ce qu'il pense.
Une sœur est plus propre à cette confiance :
Elle sait s'il m'accuse, ou s'il plaint mon malheur,
S'il partage ma peine, ou rit de ma douleur,
Si du vol qu'on lui fait il m'estime complice,
S'il me garde son cœur, ou s'il me rend justice.
Je la vois : force-la, si tu peux, à parler ;
Force-moi, s'il le faut, à ne lui rien celer.
L'oserai-je, grands dieux ! Ou plutôt le pourrai-je ?

ORMENE
L'amour, dès qu'il le veut, se fait un privilège ;
Et quand de se forcer ses désirs sont lassés,
Lui-même à n'en rien taire il s'enhardit assez.

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