ACTE III - Scène I



(ORODE, SILLACE.)

SILLACE
Je l'ai vu par votre ordre, et voulu par avance
Pénétrer le secret de son indifférence.
Il m'a paru, seigneur, si froid, si retenu…
Mais vous en jugerez quand il sera venu.
Cependant je dirai que cette retenue
Sent une âme de trouble et d'ennuis prévenue ;
Que ce calme paraît assez prémédité
Pour ne répondre pas de sa tranquillité ;
Que cette indifférence a de l'inquiétude,
Zt que cette froideur marque un peu trop d'étude.

ORODE
Qu'un tel calme, Sillace, a droit d'inquiéter
Un roi qui lui doit tant, qu'il ne peut s'acquitter !
Un service au-dessus de toute récompense
À force d'obliger tient presque lieu d'offense :
Il reproche en secret tout ce qu'il a d'éclat,
Il livre tout un cœur au dépit d'être ingrat.
Le plus zélé déplaît, le plus utile gêne,
Et l'excès de son poids fait pencher vers la haine.
Suréna de l'exil lui seul m'a rappelé ;
Il m'a rendu lui seul ce qu'on m'avait volé,
Mon sceptre ; de Crassus il vient de me défaire :
Pour faire autant pour lui, quel don puis-je lui faire ?
Lui partager mon trône ? Il serait tout à lui,
S'il n'avait mieux aimé n'en être que l'appui.
Quand j'en pleurais la perte, il forçait des murailles ;
Quand j'invoquais mes dieux, il gagnait des batailles.
J'en frémis, j'en rougis, je m'en indigne, et crains
Qu'il n'ose quelque jour s'en payer par ses mains ;
Et dans tout ce qu'il a de nom et de fortune,
sa fortune me pèse, et son nom m'importune.
Qu'un monarque est heureux quand parmi ses sujets
Ses yeux n'ont point à voir de plus nobles objets,
Qu'au-dessus de sa gloire il n'y connaît personne,
Et qu'il est le plus digne enfin de sa couronne !

SILLACE
Seigneur, pour vous tirer de ces perplexités,
La saine politique a deux extrémités.
Quoi qu'ait fait Suréna, quoi qu'il en faille attendre,
Ou faites-le périr, ou faites-en un gendre.
Puissant par sa fortune, et plus par son emploi,
S'il devient par l'hymen l'appui d'un autre roi,
Si dans les différends que le ciel vous peut faire,
Une femme l'entraîne au parti de son père,
Que vous servira lors, seigneur, d'en murmurer ?
Il faut, il faut le perdre, ou vous en assurer :
Il n'est point de milieu.

ORODE
Ma pensée est la vôtre ;
Mais s'il ne veut pas l'un, pourrai-je vouloir l'autre ?
Pour prix de ses hauts faits, et de m'avoir fait roi,
Son trépas… Ce mot seul me fait pâlir d'effroi ;
Ne m'en parlez jamais : que tout l'état périsse
Avant que jusque-là ma vertu se ternisse,
Avant que je défère à ces raisons d'état
Qui nommeraient justice un si lâche attentat !

SILLACE
Mais pourquoi lui donner les Romains en partage,
Quand sa gloire, seigneur, vous donnait tant d'ombrage ?
Pourquoi contre Artabase attacher vos emplois,
Et lui laisser matière à de plus grands exploits ?

ORODE
L'événement, Sillace, a trompé mon attente.
Je voyais des Romains la valeur éclatante ;
Et croyant leur défaite impossible sans moi,
Pour me la préparer, je fondis sur ce roi :
Je crus qu'il ne pourrait à la fois se défendre
Des fureurs de la guerre et de l'offre d'un gendre ;
Et que par tant d'horreurs son peuple épouvanté
Lui ferait mieux goûter la douceur d'un traité ;
Tandis que Suréna, mis aux Romains en butte,
Les tiendrait en balance, ou craindrait pour sa chute,
Et me réserverait la gloire d'achever,
Ou de le voir tombant, et de le relever.
Je réussis à l'un, et conclus l'alliance ;
Mais Suréna vainqueur prévint mon espérance.
À peine d'Artabase eus-je signé la paix,
Que j'appris Crassus mort et les Romains défaits.
Ainsi d'une si haute et si prompte victoire
J'emporte tout le fruit, et lui toute la gloire,
Et beaucoup plus heureux que je n'aurais voulu,
Je me fais un malheur d'être trop absolu.
Je tiens toute l'Asie et l'Europe en alarmes,
Sans que rien s'en impute à l'effort de mes armes ;
Et quand tous mes voisins tremblent pour leurs états,
Je ne les fais trembler que par un autre bras.
J'en tremble enfin moi-même, et pour remède unique,
Je n'y vois qu'une basse et dure politique,
Si Mandane, l'objet des vœux de tant de rois,
Se doit voir d'un sujet le rebut ou le choix.

SILLACE
Le rebut ! Vous craignez, seigneur, qu'il la refuse ?

ORODE
Et ne se peut-il pas qu'un autre amour l'amuse,
Et que rempli qu'il est d'une juste fierté,
Il n'écoute son cœur plus que ma volonté ?
Le voici ; laissez-nous.

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