ACTE I - Scène II



(EURYDICE, PALMIS, ORMENE.)

PALMIS
J'apporte ici, madame, une heureuse nouvelle : Ce soir la reine arrive.

EURYDICE
Et Mandane avec elle ?

PALMIS
On n'en fait aucun doute.

EURYDICE
Et Suréna l'attend Avec beaucoup de joie et d'un esprit content ?

PALMIS
Avec tout le respect qu'elle a lieu d'en attendre.

EURYDICE
Rien de plus ?

PALMIS
Qu'a de plus un sujet à lui rendre ?

EURYDICE
Je suis trop curieuse et devrais mieux savoir Ce qu'aux filles des rois un sujet peut devoir ; Mais de pareils sujets, sur qui tout l'état roule, Se font assez souvent distinguer de la foule ; Et je sais qu'il en est qui, si j'en puis juger, Avec moins de respect savent mieux obliger.

PALMIS
Je n'en sais point, madame, et ne crois pas mon frère Plus savant que sa sœur en un pareil mystère.

EURYDICE
Passons. Que fait le prince ?

PALMIS
En véritable amant, Doutez-vous qu'il ne soit dans le ravissement ? Et pourrait-il n'avoir qu'une joie imparfaite Quand il se voit toucher au bonheur qu'il souhaite ?

EURYDICE
Peut-être n'est-ce pas un grand bonheur pour lui, Madame ; et j'y craindrais quelque sujet d'ennui.

PALMIS
Et quel ennui pourrait mêler son amertume Au doux et plein succès du feu qui le consume ? Quel chagrin a de quoi troubler un tel bonheur ? Le don de votre main…

EURYDICE
La main n'est pas le cœur.

PALMIS
Il est maître du vôtre.

EURYDICE
Il ne l'est point, madame ; Et même je ne sais s'il le sera de l'âme : Jugez après cela quel bonheur est le sien. Mais achevons, de grâce, et ne déguisons rien. Savez-vous mon secret ?

PALMIS
Je sais celui d'un frère.

EURYDICE
Vous savez donc le mien. Fait-il ce qu'il doit faire ? Me hait-il ? Et son cœur, justement irrité, Me rend-il sans regret ce que j'ai mérité ?

PALMIS
Oui, madame, il vous rend tout ce qu'une grande âme Doit au plus grand mérite et de zèle et de flamme.

EURYDICE
Il m'aimerait encor ?

PALMIS
C'est peu de dire aimer : Il souffre sans murmure ; et j'ai beau vous blâmer, Lui-même il vous défend, vous excuse sans cesse. " Elle est fille, et de plus, dit-il, elle est princesse : Je sais les droits d'un père, et connais ceux d'un roi ; Je sais de ses devoirs l'indispensable loi ; Je sais quel rude joug, dès sa plus tendre enfance, Imposent à ses vœux son rang et sa naissance : Son cœur n'est pas exempt d'aimer ni de haïr ; Mais qu'il aime ou haïsse, il lui faut obéir. Elle m'a tout donné ce qui dépendait d'elle, Et ma reconnaissance en doit être éternelle. "

EURYDICE
Ah ! Vous redoublez trop, par ce discours charmant, Ma haine pour le prince et mes feux pour l'amant ; Finissons-le, madame ; en ce malheur extrême, Plus je hais, plus je souffre, et souffre autant que j'aime.

PALMIS
N'irritons point vos maux, et changeons d'entretien. Je sais votre secret, sachez aussi le mien. Vous n'êtes pas la seule à qui la destinée Prépare un long supplice en ce grand hyménée : Le prince…

EURYDICE
Au nom des dieux, ne me le nommez pas : Son nom seul me prépare à plus que le trépas.

PALMIS
Un tel excès de haine !

EURYDICE
Elle n'est que trop due Aux mortelles douleurs dont m'accable sa vue.

PALMIS
Eh bien ! Ce prince donc, qu'il vous plaît de haïr, Et pour qui votre cœur s'apprête à se trahir, Ce prince qui vous aime, il m'aimait.

EURYDICE
L'infidèle !

PALMIS
Nos vœux étaient pareils, notre ardeur mutuelle : Je l'aimais.

EURYDICE
Et l'ingrat brise des nœuds si doux !

PALMIS
Madame, est-il des cœurs qui tiennent contre vous ? Est-il vœux ni serments qu'ils ne vous sacrifient ? Si l'ingrat me trahit, vos yeux le justifient, Vos yeux qui sur moi-même ont un tel ascendant…

EURYDICE
Vous demeurez à vous, madame, en le perdant ; Et le bien d'être libre aisément vous console De ce qu'a d'injustice un manque de parole ; Mais je deviens esclave ; et tels sont mes malheurs, Qu'en perdant ce que j'aime, il faut que j'aime ailleurs.

PALMIS
Madame, trouvez-vous ma fortune meilleure ? Vous perdez votre amant, mais son cœur vous demeure ; Et j'éprouve en mon sort une telle rigueur, Que la perte du mien m'enlève tout son cœur. Ma conquête m'échappe où les vôtres grossissent ; Vous faites des captifs des miens qui s'affranchissent ; Votre empire s'augmente où se détruit le mien, Et de toute ma gloire il ne me reste rien.

EURYDICE
Reprenez vos captifs, rassurez vos conquêtes, Rétablissez vos lois sur les plus grandes têtes : J'en serai peu jalouse, et préfère à cent rois La douceur de ma flamme et l'éclat de mon choix. La main de Suréna vaut mieux qu'un diadème. Mais dites-moi, madame, est-il bien vrai qu'il m'aime ? Dites, et s'il est vrai, pourquoi fuit-il mes yeux ?

PALMIS
Madame, le voici qui vous le dira mieux.

EURYDICE
Juste ciel ! à le voir déjà mon cœur soupire ! Amour, sur ma vertu prends un peu moins d'empire !

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