ACTE III - Scène II



(ORODE, SURENA.)

ORODE
Suréna, vos services(Qui l'aurait osé croire ?)
ont pour moi des supplices :
J'en ai honte, et ne puis assez me consoler
De ne voir aucun don qui les puisse égaler.
Suppléez au défaut d'une reconnaissance
Dont vos propres exploits m'ont mis en impuissance ;
Et s'il en est un prix dont vous fassiez état,
Donnez-moi les moyens d'être un peu moins ingrat.

SURENA
Quand je vous ai servi, j'ai reçu mon salaire,
Seigneur, et n'ai rien fait qu'un sujet n'ait dû faire ;
La gloire m'en demeure, et c'est l'unique prix
Que s'en est proposé le soin que j'en ai pris.
Si pourtant il vous plaît, seigneur, que j'en demande
De plus dignes d'un roi dont l'âme est toute grande,
La plus haute vertu peut faire de faux pas ;
Si la mienne en fait un, daignez ne le voir pas :
Gardez-moi des bontés toujours prêtes d'éteindre
Le plus juste courroux que j'aurais lieu d'en craindre ;
Et si…

ORODE
Ma gratitude oserait se borner
Au pardon d'un malheur qu'on ne peut deviner,
Qui n'arrivera point ? Et j'attendrais un crime
Pour vous montrer le fond de toute mon estime ?
Le ciel m'est plus propice, et m'en ouvre un moyen
Par l'heureuse union de votre sang au mien :
D'avoir tant fait pour moi ce sera le salaire.

SURENA
J'en ai flatté longtemps un espoir téméraire ;
Mais puisqu'enfin le prince…

ORODE
Il aima votre sœur,
Et le bien de l'état lui dérobe son cœur :
La paix de l'Arménie à ce prix est jurée.
Mais l'injure aisément peut être réparée ;
J'y sais des rois tous prêts ; et pour vous, dès demain,
Mandane, que j'attends, vous donnera la main.
C'est tout ce qu'en la mienne ont mis des destinées
Qu'à force de hauts faits la vôtre a couronnées.

SURENA
À cet excès d'honneur rien ne peut s'égaler ;
Mais si vous me laissiez liberté d'en parler,
Je vous dirais, seigneur, que l'amour paternelle
Doit à cette princesse un trône digne d'elle ;
Que l'inégalité de mon destin au sien
Ravalerait son sang sans élever le mien ;
Qu'une telle union, quelque haut qu'on la mette,
Me laisse encor sujet, et la rendrait sujette ;
Et que de son hymen, malgré tous mes hauts faits,
Au lieu de rois à naître, il naîtrait des sujets.
De quel œil voulez-vous, seigneur, qu'elle me donne
Une main refusée à plus d'une couronne,
Et qu'un si digne objet des vœux de tant de rois
Descende par votre ordre à cet indigne choix ?
Que de mépris pour moi ! Que de honte pour elle !
Non, seigneur, croyez-en un serviteur fidèle :
Si votre sang du mien veut augmenter l'honneur,
Il y faut l'union du prince avec ma sœur.
Ne le mêlez, seigneur, au sang de vos ancêtres
Qu'afin que vos sujets en reçoivent des maîtres :
Vos Parthes dans la gloire ont trop longtemps vécu,
Pour attendre des rois du sang de leur vaincu.
Si vous ne le savez, tout le camp en murmure ;
Ce n'est qu'avec dépit que le peuple l'endure.
Quelles lois eût pu faire Artabase vainqueur
Plus rudes, disent-ils, même à des gens sans cœur ?
Je les fais taire ; mais, seigneur, à le bien prendre,
C'était moins l'attaquer que lui mener un gendre ;
Et si vous en aviez consulté leurs souhaits,
Vous auriez préféré la guerre à cette paix.

ORODE
Est-ce dans le dessein de vous mettre à leur tête
Que vous me demandez ma grâce toute prête ?
Et de leurs vains souhaits vous font-ils le porteur
Pour faire Palmis reine avec plus de hauteur ?
Il n'est rien d'impossible à la valeur d'un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome ;
Mais sous le ciel tout change, et les plus valeureux
N'ont jamais sûreté d'être toujours heureux.
J'ai donné ma parole : elle est inviolable.
Le prince aime Eurydice autant qu'elle est aimable ;
Et s'il faut dire tout, je lui dois cet appui
Contre ce que Phradate osera contre lui ;
Car tout ce qu'attenta contre moi Mithradate,
Pacorus le doit craindre à son tour de Phradate :
Cet esprit turbulent, et jaloux du pouvoir,
Quoique son frère…

SURENA
Il sait que je sais mon devoir,
Et n'a pas oublié que dompter des rebelles,
Détrôner un tyran…

ORODE
Ces actions sont belles ;
Mais pour m'avoir remis en état de régner,
Rendent-elles pour vous ma fille à dédaigner ?

SURENA
La dédaigner, seigneur, quand mon zèle fidèle
N'ose me regarder que comme indigne d'elle !
Osez me dispenser de ce que je vous dois,
Et pour la mériter, je cours me faire roi.
S'il n'est rien d'impossible à la valeur d'un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome,
Sur quels rois aisément ne pourrai-je emporter,
En faveur de Mandane, un sceptre à la doter ?
Prescrivez-moi, seigneur, vous-même une conquête
Dont en prenant sa main je couronne sa tête ;
Et vous direz après si c'est la dédaigner
Que de vouloir me perdre ou la faire régner.
Mais je suis né sujet, et j'aime trop à l'être
Pour hasarder mes jours que pour servir mon maître,
Et consentir jamais qu'un homme tel que moi
Souille par son hymen le pur sang de son roi.

ORODE
Je n'examine point si ce respect déguise ;
Mais parlons une fois avec pleine franchise.
Vous êtes mon sujet, mais un sujet si grand,
Que rien n'est malaisé quand son bras l'entreprend.
Vous possédez sous moi deux provinces entières
De peuples si hardis, de nations si fières,
Que sur tant de vassaux je n'ai d'autorité
Qu'autant que votre zèle a de fidélité :
Ils vous ont jusqu'ici suivi comme fidèle,
Et quand vous le voudrez, ils vous suivront rebelle ;
Vous avez tant de nom, que tous les rois voisins
Vous veulent, comme Orode, unir à leurs destins.
La victoire, chez vous passée en habitude,
Met jusque dans ses murs Rome en inquiétude :
Par gloire, ou pour braver au besoin mon courroux,
Vous traînez en tous lieux dix mille âmes à vous :
Le nombre est peu commun pour un train domestique ;
Et s'il faut qu'avec vous tout à fait je m'explique,
Je ne vous saurais croire assez en mon pouvoir,
Si les nœuds de l'hymen n'enchaînent le devoir.

SURENA
Par quel crime, seigneur, ou par quelle imprudence
Ai-je pu mériter si peu de confiance ?
Si mon cœur, si mon bras pouvait être gagné,
Mithradate et Crassus n'auraient rien épargné :
Tous les deux…

ORODE
Laissons là Crassus et Mithradate.
Suréna, j'aime à voir que votre gloire éclate :
Tout ce que je vous dois, j'aime à le publier ;
Mais quand je m'en souviens, vous devez l'oublier.
Si le ciel par vos mains m'a rendu cet empire,
Je sais vous épargner la peine de le dire ;
Et s'il met votre zèle au-dessus du commun,
Je n'en suis point ingrat : craignez d'être importun.

SURENA
Je reviens à Palmis, seigneur. De mes hommages
Si les lois du devoir sont de trop faibles gages,
En est-il de plus sûrs, ou de plus fortes lois,
Qu'avoir une sœur reine et des neveux pour rois ?
Mettez mon sang au trône, et n'en cherchez point d'autres,
Pour unir à tel point mes intérêts aux vôtres,
Que tout cet univers, que tout notre avenir
Ne trouve aucune voie à les en désunir.

ORODE
Mais, Suréna, le puis-je après la foi donnée,
Au milieu des apprêts d'un si grand hyménée ?
Et rendrai-je aux Romains qui voudront me braver
Un ami que la paix vient de leur enlever ?
Si le prince renonce au bonheur qu'il espère,
Que dira la princesse, et que fera son père ?

SURENA
Pour son père, seigneur, laissez-m'en le souci.
J'en réponds, et pourrais répondre d'elle aussi.
Malgré la triste paix que vous avez jurée,
Avec le prince même elle s'est déclarée ;
Et si je puis vous dire avec quels sentiments
Elle attend à demain l'effet de vos serments,
Elle aime ailleurs.

ORODE
Et qui ?

SURENA
C'est ce qu'elle aime à taire :
Du reste son amour n'en fait aucun mystère,
Et cherche à reculer les effets d'un traité
Qui fait tant murmurer votre peuple irrité.

ORODE
Est-ce au peuple, est-ce à vous, Suréna, de me dire
Pour lui donner des rois quel sang je dois élire ?
Et pour voir dans l'état tous mes ordres suivis,
Est-ce de mes sujets que je dois prendre avis ?
Si le prince à Palmis veut rendre sa tendresse,
Je consens qu'il dédaigne à son tour la princesse ;
Et nous verrons après quel remède apporter
À la division qui peut en résulter.
Pour vous, qui vous sentez indigne de ma fille,
Et craignez par respect d'entrer en ma famille,
Choisissez un parti qui soit digne de vous,
Et qui surtout n'ait rien à me rendre jaloux :
Mon âme avec chagrin sur ce point balancée
En veut, et dès demain, être débarrassée.

SURENA
Seigneur, je n'aime rien.

ORODE
Que vous aimiez ou non,
Faites un choix vous-même, ou souffrez-en le don.

SURENA
Mais si j'aime en tel lieu qu'il m'en faille avoir honte,
Du secret de mon cœur puis-je vous rendre conte ?

ORODE
À demain, Suréna. S'il se peut, dès ce jour,
Résolvons cet hymen avec ou sans amour.
Cependant allez voir la princesse Eurydice ;
Sous les lois du devoir ramenez son caprice ;
Et ne m'obligez point à faire à ses appas
Un compliment de roi qui ne lui plairait pas.
Palmis vient par mon ordre, et je veux en apprendre
Dans vos prétentions la part qu'elle aime à prendre.

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