ACTE IV - Scène IV



(PACORUS, SURENA.)

PACORUS
Suréna, je me plains, et j'ai lieu de me plaindre.

SURENA
De moi, seigneur ?

PACORUS
De vous. Il n'est plus temps de feindre :
Malgré tous vos détours on sait la vérité ;
Et j'attendais de vous plus de sincérité,
Moi qui mettais en vous ma confiance entière,
Et ne voulais souffrir aucune autre lumière.
L'amour dans sa prudence est toujours indiscret ;
À force de se taire il trahit son secret :
Le soin de le cacher découvre ce qu'il cache,
Et son silence dit tout ce qu'il craint qu'on sache.
Ne cachez plus le vôtre, il est connu de tous,
Et toute votre adresse a parlé contre vous.

SURENA
Puisque vous vous plaignez, la plainte est légitime,
Seigneur ; mais après tout j'ignore encor mon crime.

PACORUS
Vous refusez Mandane avec tant de respect,
Qu'il est trop raisonné pour n'être point suspect.
Avant qu'on vous l'offrît vos raisons étaient prêtes,
Et jamais on n'a vu de refus plus honnêtes ;
Mais ces honnêtetés ne font pas moins rougir :
Il fallait tout promettre, et la laisser agir ;
Il fallait espérer de son orgueil sévère
Un juste désaveu des volontés d'un père,
Et l'aigrir par des vœux si froids, si mal conçus,
Qu'elle usurpât sur vous la gloire du refus.
Vous avez mieux aimé tenter un artifice
Qui pût mettre Palmis où doit être Eurydice,
En me donnant le change attirer mon courroux,
Et montrer quel objet vous réservez pour vous.
Mais vous auriez mieux fait d'appliquer tant d'adresse
À remettre au devoir l'esprit de la princesse :
Vous en avez eu l'ordre, et j'en suis plus haï
C'est pour un bon sujet avoir bien obéi.

SURENA
Je le vois bien, seigneur : qu'on m'aime, qu'on vous aime,
Qu'on ne vous aime pas, que je n'aime pas même,
Tout m'est compté pour crime ; et je dois seul au roi
Répondre de Palmis, d'Eurydice et de moi :
Comme si je pouvais sur une âme enflammée
Ce qu'on me voit pouvoir sur tout un corps d'armée,
Et qu'un cœur ne fût pas plus pénible à tourner
Que les Romains à vaincre, ou qu'un sceptre à donner.
Sans faire un nouveau crime, oserai-je vous dire
Que l'empire des cœurs n'est pas de votre empire,
Et que l'amour, jaloux de son autorité,
Ne reconnaît ni roi ni souveraineté ?
Il hait tous les emplois où la force l'appelle :
Dès qu'on le violente, on en fait un rebelle ;
Et je suis criminel de ne pas triompher,
Quand vous-même, seigneur, ne pouvez l'étouffer !
Changez-en par votre ordre à tel point le caprice,
Qu'Eurydice vous aime, et Palmis vous haïsse ;
Ou rendez votre cœur à vos lois si soumis,
Qu'il dédaigne Eurydice, et retourne à Palmis.
Tout ce que vous pourrez ou sur vous ou sur elles
Rendra mes actions d'autant plus criminelles ;
Mais sur elles, sur vous si vous ne pouvez rien,
Des crimes de l'amour ne faites plus le mien.

PACORUS
Je pardonne à l'amour les crimes qu'il fait faire ;
Mais je n'excuse point ceux qu'il s'obstine à taire,
Qui cachés avec soin se commettent longtemps,
Et tiennent près des rois de secrets mécontents.
Un sujet qui se voit le rival de son maître,
Quelque étude qu'il perde à ne le point paraître,
Ne pousse aucun soupir sans faire un attentat ;
Et d'un crime d'amour il en fait un d'état.
Il a besoin de grâce, et surtout quand on l'aime
Jusqu'à se révolter contre le diadème,
Jusqu'à servir d'obstacle au bonheur général.

SURENA
Oui ; mais quand de son maître on lui fait un rival ;
Qu'il aimait le premier ; qu'en dépit de sa flamme,
Il cède, aimé qu'il est, ce qu'adore son âme ;
Qu'il renonce à l'espoir, dédit sa passion :
Est-il digne de grâce, ou de compassion ?

PACORUS
Qui cède ce qu'il aime est digne qu'on le loue ;
Mais il ne cède rien, quand on l'en désavoue ;
Et les illusions d'un si faux compliment
Ne méritent qu'un long et vrai ressentiment.

SURENA
Tout à l'heure, seigneur, vous me parliez de grâce,
Et déjà vous passez jusques à la menace !
La grâce est aux grands cœurs honteuse à recevoir ;
La menace n'a rien qui les puisse émouvoir.
Tandis que hors des murs ma suite est dispersée,
Que la garde au dedans par Sillace est placée,
Que le peuple s'attend à me voir arrêter,
Si quelqu'un en a l'ordre, il peut l'exécuter.
Qu'on veuille mon épée, ou qu'on veuille ma tête,
Dites un mot, seigneur, et l'une et l'autre est prête :
Je n'ai goutte de sang qui ne soit à mon roi ;
Et si l'on m'ose perdre, il perdra plus que moi.
J'ai vécu pour ma gloire autant qu'il fallait vivre,
Et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre ;
Mais si vous me livrez à vos chagrins jaloux,
Je n'aurai pas peut-être assez vécu pour vous.

PACORUS
Suréna, mes pareils n'aiment point ces manières :
Ce sont fausses vertus que des vertus si fières.
Après tant de hauts faits et d'exploits signalés,
Le roi ne peut douter de ce que vous valez ;
Il ne veut point vous perdre : épargnez-vous la peine
D'attirer sa colère et mériter ma haine ;
Donnez à vos égaux l'exemple d'obéir,
Plutôt que d'un amour qui cherche à vous trahir.
Il sied bien aux grands cœurs de paraître intrépides,
De donner à l'orgueil plus qu'aux vertus solides ;
Mais souvent ces grands cœurs n'en font que mieux leur cour
À paraître au besoin maîtres de leur amour.
Recevez cet avis d'une amitié fidèle.
Ce soir la reine arrive, et Mandane avec elle.
Je ne demande point le secret de vos feux ;
Mais songez bien qu'un roi, quand il dit : "je le veux…"
Adieu : ce mot suffit, et vous devez m'entendre.

SURENA
Je fais plus, je prévois ce que j'en dois attendre :
Je l'attends sans frayeur ; et quel qu'en soit le cours,
J'aurai soin de ma gloire ; ordonnez de mes jours.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...

Rodogune

"Rodogune" est une tragédie de Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1644. Cette pièce est souvent considérée comme l'une des plus puissantes et des plus sombres tragédies de...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024