ACTE III - Scène III



(ORODE, PALMIS.)

ORODE
Suréna m'a surpris, et je n'aurais pas dit
Qu'avec tant de valeur il eût eu tant d'esprit ;
Mais moins on le prévoit, et plus cet esprit brille :
Il trouve des raisons à refuser ma fille,
Mais fortes, et qui même ont si bien succédé,
Que s'en disant indigne il m'a persuadé.
Savez-vous ce qu'il aime ? Il est hors d'apparence
Qu'il fasse un tel refus sans quelque préférence,
Sans quelque objet charmant, dont l'adorable choix
Ferme tout son grand cœur au pur sang de ses rois.

PALMIS
J'ai cru qu'il n'aimait rien.

ORODE
Il me l'a dit lui-même.
Mais la princesse avoue, et hautement, qu'elle aime :
Vous êtes son amie, et savez quel amant
Dans un cœur qu'elle doit règne si puissamment.

PALMIS
Si la princesse en moi prend quelque confiance,
Seigneur, m'est-il permis d'en faire confidence ?
Reçoit-on des secrets sans une forte loi… ?

ORODE
Je croyais qu'elle pût se rompre pour un roi,
Et veux bien toutefois qu'elle soit si sévère
Qu'en mon propre intérêt elle oblige à se taire ;
Mais vous pouvez du moins me répondre de vous.

PALMIS
Ah ! Pour mes sentiments, je vous les dirai tous.
J'aime ce que j'aimais, et n'ai point changé d'âme :
Je n'en fais point secret.

ORODE
L'aimer encor, madame ?
Ayez-en quelque honte, et parlez-en plus bas.
C'est faiblesse d'aimer qui ne vous aime pas.

PALMIS
Non, seigneur : à son prince attacher sa tendresse,
C'est une grandeur d'âme et non une faiblesse ;
Et lui garder un cœur qu'il lui plut mériter
N'a rien d'assez honteux pour ne s'en point vanter.
J'en ferai toujours gloire ; et mon âme, charmée
De l'heureux souvenir de m'être vue aimée,
N'étouffera jamais l'éclat de ces beaux feux
Qu'alluma son mérite, et l'offre de ses vœux.

ORODE
Faites mieux, vengez-vous. Il est des rois, madame,
Plus dignes qu'un ingrat d'une si belle flamme.

PALMIS
De ce que j'aime encor ce serait m'éloigner,
Et me faire un exil sous ombre de régner.
Je veux toujours le voir, cet ingrat qui me tue,
Non pour le triste bien de jouir de sa vue :
Cette fausse douceur est au-dessous de moi,
Et ne vaudra jamais que je néglige un roi ;
Mais il est des plaisirs qu'une amante trahie
Goûte au milieu des maux qui lui coûtent la vie :
Je verrai l'infidèle inquiet, alarmé
D'un rival inconnu, mais ardemment aimé,
Rencontrer à mes yeux sa peine dans son crime,
Par les mains de l'hymen devenir ma victime,
Et ne me regarder, dans ce chagrin profond,
Que le remords en l'âme, et la rougeur au front.
De mes bontés pour lui l'impitoyable image,
Qu'imprimera l'amour sur mon pâle visage,
Insultera son cœur ; et dans nos entretiens
Mes pleurs et mes soupirs rappelleront les siens,
Mais qui ne serviront qu'à lui faire connaître
Qu'il pouvait être heureux et ne saurait plus l'être ;
Qu'à lui faire trop tard haïr son peu de foi,
Et pour tout dire ensemble, avoir regret à moi.
Voilà tout le bonheur où mon amour aspire ;
Voilà contre un ingrat tout ce que je conspire ;
Voilà tous les plaisirs que j'espère à le voir,
Et tous les sentiments que vous vouliez savoir.

ORODE
C'est bien traiter les rois en personnes communes
Qu'attacher à leur rang ces gênes importunes,
Comme si pour vous plaire et les inquiéter
Dans le trône avec eux l'amour pouvait monter.
Il nous faut un hymen, pour nous donner des princes
Qui soient l'appui du sceptre et l'espoir des provinces :
C'est là qu'est notre force ; et dans nos grands destins,
Le manque de vengeurs enhardit les mutins.
Du reste en ces grands nœuds l'état qui s'intéresse
Ferme l'œil aux attraits et l'âme à la tendresse :
La seule politique est ce qui nous émeut ;
On la suit, et l'amour s'y mêle comme il peut :
S'il vient, on l'applaudit ; s'il manque, on s'en console.
C'est dont vous pouvez croire un roi sur sa parole.
Nous ne sommes point faits pour devenir jaloux,
Ni pour être en souci si le cœur est à nous.
Ne vous repaissez plus de ces vaines chimères,
Qui ne font les plaisirs que des âmes vulgaires,
Madame ; et que le prince aie ou non à souffrir,
Acceptez un des rois que je puis vous offrir.

PALMIS
Pardonnez-moi, seigneur, si mon âme alarmée
Ne veut point de ces rois dont on n'est point aimée.
J'ai cru l'être du prince, et l'ai trouvé si doux,
Que le souvenir seul m'en plaît plus qu'un époux.

ORODE
N'en parlons plus, madame ; et dites à ce frère
Qui vous est aussi cher que vous me seriez chère,
Que parmi ses respects il n'a que trop marqué…

PALMIS
Quoi, seigneur ?

ORODE
Avec lui je crois m'être expliqué.
Qu'il y pense, madame. Adieu.

PALMIS
Quel triste augure !
Et que ne me dit point cette menace obscure !
Sauvez ces deux amants, ô ciel ! Et détournez
Les soupçons que leurs feux peuvent avoir donnés.

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