ACTE II - Scène I



(PACORUS, SURENA.)

PACORUS
Suréna, votre zèle a trop servi mon père
Pour m'en laisser attendre un devoir moins sincère ;
Et si près d'un hymen qui doit m'être assez doux,
Je mets ma confiance et mon espoir en vous.
Palmis avec raison de cet hymen murmure ;
Mais je puis réparer ce qu'il lui fait d'injure ;
Et vous n'ignorez pas qu'à former ces grands nœuds
Mes pareils ne sont point tout à fait maîtres d'eux.
Quand vous voudrez tous deux attacher vos tendresses,
Il est des rois pour elle, et pour vous des princesses,
Et je puis hautement vous engager ma foi
Que vous ne vous plaindrez du prince ni du roi.

SURENA
Cessez de me traiter, seigneur, en mercenaire :
Je n'ai jamais servi par espoir de salaire ;
La gloire m'en suffit, et le prix que reçoit…

PACORUS
Je sais ce que je dois quand on fait ce qu'on doit,
Et si de l'accepter ce grand cœur vous dispense,
Le mien se satisfait alors qu'il récompense.
J'épouse une princesse en qui les doux accords
Des grâces de l'esprit avec celles du corps
Forment le plus brillant et plus noble assemblage
Qui puisse orner une âme et parer un visage.
Je n'en dis que ce mot ; et vous savez assez
Quels en sont les attraits, vous qui la connaissez.
Cette princesse donc, si belle, si parfaite,
Je crains qu'elle n'ait pas ce que plus je souhaite :
Qu'elle manque d'amour, ou plutôt que ses vœux
N'aillent pas tout à fait du côté que je veux.
Vous qui l'avez tant vue, et qu'un devoir fidèle
A tenu si longtemps près de son père et d'elle,
Ne me déguisez point ce que dans cette cour
Sur de pareils soupçons vous auriez eu de jour.

SURENA
Je la voyais, seigneur, mais pour gagner son père :
C'étoit tout mon emploi, c'était ma seule affaire ;
Et je croyais par elle être sûr de son choix ;
Mais Rome et son intrigue eurent le plus de voix.
Du reste, ne prenant intérêt à m'instruire
Que de ce qui pouvait vous servir ou vous nuire,
Comme je me bornais à remplir ce devoir,
Je puis n'avoir pas vu ce qu'un autre eût pu voir.
Si j'eusse pressenti que la guerre achevée,
À l'honneur de vos feux elle était réservée,
J'aurois pris d'autres soins, et plus examiné ;
Mais j'ai suivi mon ordre, et n'ai point deviné.

PACORUS
Quoi ? De ce que je crains vous n'auriez nulle idée ?
Par aucune ambassade on ne l'a demandée ?
Aucun prince auprès d'elle, aucun digne sujet
Par ses attachements n'a marqué de projet ?
Car il vient quelquefois du milieu des provinces
Des sujets en nos cours qui valent bien des princes ;
Et par l'objet présent les sentiments émus
N'attendent pas toujours des rois qu'on n'a point vus.

SURENA
Durant tout mon séjour rien n'y blessait ma vue ;
Je n'y rencontrais point de visite assidue,
Point de devoirs suspects, ni d'entretiens si doux
Que si j'avais aimé, j'en dusse être jaloux.
Mais qui vous peut donner cette importune crainte,
Seigneur ?

PACORUS
Plus je la vois, plus j'y vois de contrainte :
Elle semble, aussitôt que j'ose en approcher,
Avoir je ne sais quoi qu'elle me veut cacher ;
Non qu'elle ait jusqu'ici demandé de remise ;
Mais ce n'est pas m'aimer, ce n'est qu'être soumise ;
Et tout le bon accueil que j'en puis recevoir,
Tout ce que j'en obtiens ne part que du devoir.

SURENA
N'en appréhendez rien. Encor toute étonnée,
Toute tremblante encore au seul nom d'hyménée,
Pleine de son pays, pleine de ses parents,
Il lui passe en l'esprit cent chagrins différents.

PACORUS
Mais il semble, à la voir, que son chagrin s'applique
À braver par dépit l'allégresse publique :
Inquiète, rêveuse, insensible aux douceurs
Que par un plein succès l'amour verse en nos cœurs…

SURENA
Tout cessera, seigneur, dès que sa foi reçue
Aura mis en vos mains la main qui vous est due :
Vous verrez ces chagrins détruits en moins d'un jour,
Et toute sa vertu devenir toute amour.

PACORUS
C'est beaucoup hasarder que de prendre assurance
Sur une si légère et douteuse espérance ;
Et qu'aura cet amour d'heureux, de singulier,
Qu'à son trop de vertu je devrai tout entier ?
Qu'aura-t-il de charmant, cet amour, s'il ne donne
Que ce qu'un triste hymen ne refuse à personne,
Esclave dédaigneux d'une odieuse loi
Qui n'est pour toute chaîne attaché qu'à sa foi ?
Pour faire aimer ses lois, l'hymen ne doit en faire
Qu'afin d'autoriser la pudeur à se taire.
Il faut, pour rendre heureux, qu'il donne sans gêner,
Et prête un doux prétexte à qui veut tout donner.
Que sera-ce, grands dieux ! Si toute ma tendresse
Rencontre un souvenir plus cher à ma princesse,
Si le cœur pris ailleurs ne s'en arrache pas,
Si pour un autre objet il soupire en mes bras ?
Il faut, il faut enfin m'éclaircir avec elle.

SURENA
Seigneur, je l'aperçois ; l'occasion est belle.
Mais si vous en tirez quelque éclaircissement
Qui donne à votre crainte un juste fondement,
Que ferez-vous ?

PACORUS
J'en doute, et pour ne vous rien feindre,
Je crois m'aimer assez pour ne la pas contraindre ;
Mais tel chagrin aussi pourrait me survenir,
Que je l'épouserais afin de la punir.
Un amant dédaigné souvent croit beaucoup faire
Quand il rompt le bonheur de ce qu'on lui préfère.
Mais elle approche. Allez, laissez-moi seul agir :
J'aurais peur devant vous d'avoir trop à rougir.

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