ACTE V - Scène I



(ORODE, EURYDICE.)

ORODE
Ne me l'avouez point : en cette conjoncture,
Le soupçon m'est plus doux que la vérité sûre ;
L'obscurité m'en plaît, et j'aime à n'écouter
Que ce qui laisse encor liberté d'en douter.
Cependant par mon ordre on a mis garde aux portes,
Et d'un amant suspect dispersé les escortes,
De crainte qu'un aveugle et fol emportement
N'allât, et malgré vous, jusqu'à l'enlèvement.
La vertu la plus haute alors cède à la force ;
Et pour deux cœurs unis l'amour a tant d'amorce,
Que le plus grand courroux qu'on voie y succéder
N'aspire qu'aux douceurs de se raccommoder.
Il n'est que trop aisé de juger quelle suite
Exigerait de moi l'éclat de cette fuite ;
Et pour n'en pas venir à ces extrémités,
Que vous l'aimiez ou non, j'ai pris mes sûretés.

EURYDICE
À ces précautions je suis trop redevable ;
Une prudence moindre en serait incapable,
Seigneur ; mais dans le doute où votre esprit se plaît,
Si j'ose en ce héros prendre quelque intérêt,
Son sort est plus douteux que votre incertitude,
Et j'ai lieu plus que vous d'être en inquiétude.
Je ne vous réponds point sur cet enlèvement :
Mon devoir, ma fierté, tout en moi le dément.
La plus haute vertu peut céder à la force,
Je le sais : de l'amour je sais quelle est l'amorce ;
Mais contre tous les deux l'orgueil peut secourir,
Et rien n'en est à craindre alors qu'on sait mourir.
Je ne serai qu'au prince.

ORODE
Oui ; mais à quand, madame,
À quand cet heureux jour, que de toute son âme…

EURYDICE
Il se verrait, seigneur, dès ce soir mon époux,
S'il n'eût point voulu voir dans mon cœur plus que vous :
Sa curiosité s'est trop embarrassée
D'un point dont il devait éloigner sa pensée.
Il sait que j'aime ailleurs, et l'a voulu savoir :
Pour peine il attendra l'effort de mon devoir.

ORODE
Les délais les plus longs, madame, ont quelque terme.

EURYDICE
Le devoir vient à bout de l'amour le plus ferme :
Les grands cœurs ont vers lui des retours éclatants ;
Et quand on veut se vaincre, il y faut peu de temps.
Un jour y peut beaucoup, une heure y peut suffire,
Un de ces bons moments qu'un cœur n'ose en dédire ;
S'il ne suit pas toujours nos souhaits et nos soins,
Il arrive souvent quand on l'attend le moins.
Mais je ne promets pas de m'y rendre facile,
Seigneur, tant que j'aurai l'âme si peu tranquille ;
Et je ne livrerai mon cœur qu'à mes ennuis,
Tant qu'on me laissera dans l'alarme où je suis.

ORODE
Le sort de Suréna vous met donc en alarme.

EURYDICE
Je vois ce que pour tous ses vertus ont de charme,
Et puis craindre pour lui ce qu'on voit craindre à tous,
Ou d'un maître en colère, ou d'un rival jaloux.
Ce n'est point toutefois l'amour qui m'intéresse,
C'est… Je crains encor plus que ce mot ne vous blesse,
Et qu'il ne vaille mieux s'en tenir à l'amour,
Que d'en mettre, et sitôt, le vrai sujet au jour.

ORODE
Non, madame, parlez, montrez toutes vos craintes :
Puis-je sans les connaître en guérir les atteintes,
Et dans l'épaisse nuit où vous vous retranchez,
Choisir le vrai remède aux maux que vous cachez ?

EURYDICE
Mais si je vous disais que j'ai droit d'être en peine
Pour un trône où je dois un jour monter en reine ;
Que perdre Suréna, c'est livrer aux Romains
Un sceptre que son bras a remis en vos mains ;
Que c'est ressusciter l'orgueil de Mithradate,
Exposer avec vous Pacorus et Phradate ;
Que je crains que sa mort, enlevant votre appui,
Vous renvoie à l'exil où vous seriez sans lui :
Seigneur, ce serait être un peu trop téméraire.
J'ai dû le dire au prince, et je dois vous le taire ;
J'en dois craindre un trop long et trop juste courroux ;
Et l'amour trouvera plus de grâce chez vous.

ORODE
Mais, madame, est-ce à vous d'être si politique ?
Qui peut se taire ainsi, voyons comme il s'explique.
Si votre Suréna m'a rendu mes états,
Me les a-t-il rendus pour ne m'obéir pas ?
Et trouvez-vous par là sa valeur bien fondée
À ne m'estimer plus son maître qu'en idée,
À vouloir qu'à ses lois j'obéisse à mon tour ?
Ce discours irait loin : revenons à l'amour,
Madame ; et s'il est vrai qu'enfin…

EURYDICE
Laissez-m'en faire,
Seigneur : je me vaincrai, j'y tâche, je l'espère ;
J'ose dire encor plus, je m'en fais une loi ;
Mais je veux que le temps en dépende de moi.

ORODE
C'est bien parler en reine, et j'aime assez, madame,
L'impétuosité de cette grandeur d'âme :
Cette noble fierté que rien ne peut dompter
Remplira bien ce trône où vous devez monter.
Donnez-moi donc en reine un ordre que je suive.
Phradate est arrivé, ce soir Mandane arrive ;
Ils sauront quels respects a montrés pour sa main
Cet intrépide effroi de l'empire romain.
Mandane en rougira, le voyant auprès d'elle ;
Phradate est violent, et prendra sa querelle.
Près d'un esprit si chaud et si fort emporté,
Suréna dans ma cour est-il en sûreté ?
Puis-je vous en répondre, à moins qu'il se retire ?

EURYDICE
Bannir de votre cour l'honneur de votre empire !
Vous le pouvez, seigneur, et vous êtes son roi ;
Mais je ne puis souffrir qu'il soit banni pour moi.
Car enfin les couleurs ne font rien à la chose ;
Sous un prétexte faux je n'en suis pas moins cause ;
Et qui craint pour Mandane un peu trop de rougeur
Ne craint pour Suréna que le fond de mon cœur.
Qu'il parte, il vous déplaît ; faites-vous-en justice ;
Punissez, exilez : il faut qu'il obéisse.
Pour remplir mes devoirs j'attendrai son retour,
Seigneur ; et jusque-là point d'hymen ni d'amour.

ORODE
Vous pourriez épouser le prince en sa présence ?

EURYDICE
Je ne sais ; mais enfin je hais la violence.

ORODE
Empêchez-la, madame, en vous donnant à nous ;
Ou faites qu'à Mandane il s'offre pour époux.
Cet ordre exécuté, mon âme satisfaite
Pour ce héros si cher ne veut plus de retraite.
Qu'on le fasse venir. Modérez vos hauteurs :
L'orgueil n'est pas toujours la marque des grands cœurs.
Il me faut un hymen : choisissez l'un ou l'autre,
Ou lui dites adieu pour le moins jusqu'au vôtre.

EURYDICE
Je sais tenir, seigneur, tout ce que je promets,
Et promettrais en vain de ne le voir jamais,
Moi qui sais que bientôt la guerre rallumée
Le rendra pour le moins nécessaire à l'armée.

ORODE
Nous ferons voir, madame, en cette extrémité,
Comme il faut obéir à la nécessité.
Je vous laisse avec lui.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...

Rodogune

"Rodogune" est une tragédie de Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1644. Cette pièce est souvent considérée comme l'une des plus puissantes et des plus sombres tragédies de...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024