ACTE V - Scène II



(EURYDICE, SURENA.)

EURYDICE
Seigneur, le roi condamne
Ma main à Pacorus, ou la vôtre à Mandane ;
Le refus n'en saurait demeurer impuni :
Il lui faut l'une ou l'autre, ou vous êtes banni.

SURENA
Madame, ce refus n'est point vers lui mon crime ;
Vous m'aimez : ce n'est point non plus ce qui l'anime.
Mon crime véritable est d'avoir aujourd'hui
Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui ;
Et c'est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
Plus on sert des ingrats, plus on s'en fait haïr :
Tout ce qu'on fait pour eux ne fait que nous trahir.
Mon visage l'offense, et ma gloire le blesse.
Jusqu'au fond de mon âme il cherche une bassesse,
Et tâche à s'ériger par l'offre ou par la peur,
De roi que je l'ai fait, en tyran de mon cœur ;
Comme si par ses dons il pouvait me séduire,
Ou qu'il pût m'accabler, et ne se point détruire.
Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien ;
Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien,
Et n'en reçoit de lois que comme autant d'outrages,
Comme autant d'attentats sur de plus doux hommages.
Cependant pour jamais il faut nous séparer,
Madame.

EURYDICE
Cet exil pourrait toujours durer ?

SURENA
En vain pour mes pareils leur vertu sollicite :
Jamais un envieux ne pardonne au mérite.
Cet exil toutefois n'est pas un long malheur ;
Et je n'irai pas loin sans mourir de douleur.

EURYDICE
Ah ! Craignez de m'en voir assez persuadée
Pour mourir avant vous de cette seule idée.
Vivez, si vous m'aimez.

SURENA
Je vivrais pour savoir
Que vous aurez enfin rempli votre devoir,
Que d'un cœur tout à moi, que de votre personne
Pacorus sera maître, ou plutôt sa couronne !
Ce penser m'assassine, et je cours de ce pas
Beaucoup moins à l'exil, madame, qu'au trépas.

EURYDICE
Que le ciel n'a-t-il mis en ma main et la vôtre,
Ou de n'être à personne, ou d'être l'un à l'autre !

SURENA
Fallait-il que l'amour vît l'inégalité
Vous abandonner toute aux rigueurs d'un traité !

EURYDICE
Cette inégalité me souffrait l'espérance.
Votre nom, vos vertus valaient bien ma naissance,
Et Crassus a rendu plus digne encor de moi
Un héros dont le zèle a rétabli son roi.
Dans les maux où j'ai vu l'Arménie exposée,
Mon pays désolé m'a seul tyrannisée.
Esclave de l'état, victime de la paix,
Je m'étais répondu de vaincre mes souhaits,
Sans songer qu'un amour comme le nôtre extrême
S'y rend inexorable aux yeux de ce qu'on aime.
Pour le bonheur public j'ai promis ; mais, hélas !
Quand j'ai promis, seigneur, je ne vous voyais pas.
Votre rencontre ici m'ayant fait voir ma faute,
Je diffère à donner le bien que je vous ôte ;
Et l'unique bonheur que j'y puis espérer,
C'est de toujours promettre et toujours différer.

SURENA
Que je serais heureux ! Mais qu'osai-je vous dire ?
L'indigne et vain bonheur où mon amour aspire !
Fermez les yeux aux maux où l'on me fait courir :
Songez à vivre heureuse, et me laissez mourir.
Un trône vous attend, le premier de la terre,
Un trône où l'on ne craint que l'éclat du tonnerre,
Qui règle le destin du reste des humains,
Et jusque dans leurs murs alarme les Romains.

EURYDICE
J'envisage ce trône et tous ses avantages,
Et je n'y vois partout, seigneur, que vos ouvrages ;
Sa gloire ne me peint que celle de mes fers,
Et dans ce qui m'attend je vois ce que je perds.
Ah ! Seigneur.

SURENA
Épargnez la douleur qui me presse ;
Ne la ravalez point jusques à la tendresse ;
Et laissez-moi partir dans cette fermeté
Qui fait de tels jaloux, et qui m'a tant coûté.

EURYDICE
Partez, puisqu'il le faut, avec ce grand courage
Qui mérita mon cœur et donne tant d'ombrage.
Je suivrai votre exemple, et vous n'aurez point lieu…
Mais j'aperçois Palmis qui vient vous dire adieu,
Et je puis, en dépit de tout ce qui me tue,
Quelques moments encor jouir de votre vue.

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