ACTE I - Scène III



(EURYDICE, SURENA)

EURYDICE
Je vous ai fait prier de ne me plus revoir, Seigneur : votre présence étonne mon devoir ; Et ce qui de mon cœur fit toutes les délices, Ne saurait plus m'offrir que de nouveaux supplices. Osez-vous l'ignorer ? Et lorsque je vous vois, S'il me faut trop souffrir, souffrez-vous moins que moi ? Souffrons-nous moins tous deux pour soupirer ensemble ? Allez, contentez-vous d'avoir vu que j'en tremble ; Et du moins par pitié d'un triomphe douteux, Ne me hasardez plus à des soupirs honteux.

SURENA
Je sais ce qu'à mon cœur coûtera votre vue ; Mais qui cherche à mourir doit chercher ce qui tue. Madame, l'heure approche, et demain votre foi Vous fait de m'oublier une éternelle loi : Je n'ai plus que ce jour, que ce moment de vie. Pardonnez à l'amour qui vous la sacrifie, Et souffrez qu'un soupir exhale à vos genoux, Pour ma dernière joie, une âme toute à vous.

EURYDICE
Et la mienne, seigneur, la jugez-vous si forte, Que vous ne craigniez point que ce moment l'emporte, Que ce même soupir qui tranchera vos jours Ne tranche aussi des miens le déplorable cours ? Vivez, seigneur, vivez, afin que je languisse, Qu'à vos feux ma langueur rende longtemps justice. Le trépas à vos yeux me semblerait trop doux, Et je n'ai pas encore assez souffert pour vous. Je veux qu'un noir chagrin à pas lents me consume, Qu'il me fasse à longs traits goûter son amertume ; Je veux, sans que la mort ose me secourir, Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. Mais pardonneriez-vous l'aveu d'une faiblesse À cette douloureuse et fatale tendresse ? Vous pourriez-vous, seigneur, résoudre à soulager Un malheur si pressant par un bonheur léger ?

SURENA
Quel bonheur peut dépendre ici d'un misérable
Qu'après tant de faveurs son amour même accable ? Puis-je encor quelque chose en l'état où je suis ?

EURYDICE
Vous pouvez m'épargner d'assez rudes ennuis. N'épousez point Mandane : exprès on l'a mandée ; Mon chagrin, mes soupçons m'en ont persuadée. N'ajoutez point, seigneur, à des malheurs si grands Celui de vous unir au sang de mes tyrans ; De remettre en leurs mains le seul bien qui me reste, Votre cœur : un tel don me serait trop funeste. Je veux qu'il me demeure, et malgré votre roi, Disposer d'une main qui ne peut être à moi.

SURENA
Plein d'un amour si pur et si fort que le nôtre, Aveugle pour Mandane, aveugle pour toute autre, Comme je n'ai plus d'yeux vers elles à tourner, Je n'ai plus ni de cœur ni de main à donner. Je vous aime et vous perds. Après cela, madame, Serait-il quelque hymen que pût souffrir mon âme ? Serait-il quelques nœuds où se pût attacher Le bonheur d'un amant qui vous était si cher, Et qu'à force d'amour vous rendez incapable De trouver sous le ciel quelque chose d'aimable ?

EURYDICE
Ce n'est pas là de vous, seigneur, ce que je veux. À la postérité vous devez des neveux ; Et ces illustres morts dont vous tenez la place Ont assez mérité de revivre en leur race : Je ne veux pas l'éteindre, et tiendrais à forfait Qu'il m'en fût échappé le plus léger souhait.

SURENA
Que tout meure avec moi, madame : que m'importe Qui foule après ma mort la terre qui me porte ? Sentiront-ils percer par un éclat nouveau, Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau ? Respireront-ils l'air où les feront revivre Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre, Peut-être ne feront que les déshonorer, Et n'en auront le sang que pour dégénérer ? Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire, Cette sorte de vie est bien imaginaire, Et le moindre moment d'un bonheur souhaité Vaut mieux qu'une si froide et vaine éternité.

EURYDICE
Non, non, je suis jalouse ; et mon impatience D'affranchir mon amour de toute défiance, Tant que je vous verrai maître de votre foi, La croira réservée aux volontés du roi : Mandane aura toujours un plein droit de vous plaire ; Ce sera l'épouser que de le pouvoir faire ; Et ma haine sans cesse aura de quoi trembler, Tant que par là mes maux pourront se redoubler. Il faut qu'un autre hymen me mette en assurance. N'y portez, s'il se peut, que de l'indifférence ; Mais par de nouveaux feux dussiez-vous me trahir, Je veux que vous aimiez afin de m'obéir ; Je veux que ce grand choix soit mon dernier ouvrage, Qu'il tienne lieu vers moi d'un éternel hommage, Que mon ordre le règle, et qu'on me voie enfin Reine de votre cœur et de votre destin ; Que Mandane, en dépit de l'espoir qu'on lui donne,
Ne pouvant s'élever jusqu'à votre personne, Soit réduite à descendre à ces malheureux rois À qui, quand vous voudrez, vous donnerez des lois. Et n'appréhendez point d'en regretter la perte : Il n'est cour sous les cieux qui ne vous soit ouverte ; Et partout votre gloire a fait de tels éclats, Que les filles de roi ne vous manqueront pas.

SURENA
Quand elles me rendraient maître de tout un monde, Absolu sur la terre et souverain sur l'onde, Mon cœur…

EURYDICE
N'achevez point : l'air dont vous commencez Pourrait à mon chagrin ne plaire pas assez ; Et d'un cœur qui veut être encor sous ma puissance Je ne veux recevoir que de l'obéissance.

SURENA
À qui me donnez-vous ?

EURYDICE
Moi ? Que ne puis-je, hélas ! Vous ôter à Mandane, et ne vous donner pas ! Et contre les soupçons de ce cœur qui vous aime Que ne m'est-il permis de m'assurer moi-même ! Mais adieu : je m'égare.

SURENA
Où dois-je recourir, Ô ciel ! S'il faut toujours aimer, souffrir, mourir ?

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